éphémère

Ampoule à filament, éphémères, 2010

L’ampoule, à la nuit tombée, devient l’objet d’attraction de myriades d’éphémères. De dehors à dedans, au lieu de s’y brûler, elles basculent dans une vitrine.


Interview de Martine Bartholini-Soueix par Patricia Bosquin-Caroz

Regarder vers le futur
Patricia Bosquin-Caroz, juin 2013
PIPOL news 51. EuroFederation of Psychoanalysis

PB : Qu’est-ce qui t’a amenée à Paris ?

MS : La Cité Internationale des Arts de Paris est un lieu d’artistes et de visibilité. C’est pourquoi j’ai tenté d’y obtenir une résidence. J’ai présenté mon dossier artistique et j’ai été acceptée. Je produis des œuvres, je les montre, mon nom commence à circuler.

Comme je m’étais engagée dans une démarche longue, je n’allais pas m’arrêter là. Être artiste, ce n’est pas aller à l’école, c’est se débrouiller sans, s’autoriser de soimême. A l’école, tu es encadrée. Ici, il n’y a plus personne.

PB : De quelle école parles-tu ?

MS : De l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse. Je m’étais posé la question : qu’est-ce que je peux faire sans mes yeux ? Ce qui peut remplacer l’optique, c’est le tactile. Il fallait que j’aie les yeux au bout des doigts. Le prix à payer a été cher. J’ai passé le concours d’entrée, le jury a été surpris par mon âge (51 ans) et mes diplômes.

PB : Lesquels ?

MS : 3 DESS et 1 DEA. A l’époque, j’étais consultante en management et travaillais dans le milieu de l’entreprise, un milieu d’hommes ; j’étais spécialiste en conduite du changement. Je travaillais à Paris.

PB : Il y a eu un revirement ?

MS : Oui. C’est en 1991 que cette chose est arrivée : dans la minute, un voile est tombé devant mes yeux. J’animais un séminaire, je voyais trouble. La valse des médecins a alors commencé. Une uvéite, maladie auto-immune a été diagnostiquée. Comme on ne pouvait pas me soigner, on m’a bourrée de corticoïdes. J’ai continué à travailler dans le milieu de l’entreprise jusqu’en 2006. Là je me suis arrêtée, je n’y voyais plus assez et l’analyse m’a permis de prendre cette décision. J’ai commencé mon analyse en 1992 et j’ai alors arrêté de courir de spécialistes en spécialistes. J’ai rencontré mon analyste lors d’une réception donnée par l’École de la Cause freudienne. J’ai parlé avec une personne qui connaissait le texte de Sun Tzu -l’art de la guerre-.

C’était justement le titre que je conseillais aux dirigeants d’entreprise dans mes séminaires. C’est ainsi que j’ai choisi mon analyste, sur ce trait-là, l’art de la guerre. Et Sun Tzu a une caractéristique : on peut gagner sans volonté d’anéantir son adversaire, alors que Clausewitz ne vise qu’à l’anéantir. La première question de mon analyste a été : « à quoi tenez-vous ? » je lui ai répondu « à un fil ». Cette question m’a permis ensuite de rebondir. Au fur et à mesure, cela s’est construit. J’avais déjà fait une « tranche » d’analyse de 4 ans en 1980 avec un analyste à Toulouse, mais cela n’a pas duré. En 2000, je me suis présentée à la passe, cela faisait partie de mon analyse. Je voulais rendre compte de quelque chose. Témoigner. C’est après la passe que j’ai pris la décision de repartir à zéro et que je suis entrée à l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Six ans d’études, une pédagogie très dure, des examens...
En art, ce n’est pas le savoir qui aide. Il n’y a rien à quoi s’accrocher, sinon à ce que tu génères toi-même. On n’apprend pas vraiment de technique. C’est en fait assumer ce que tu produis.

PB : Tout à l’heure, dans ton atelier, un tableau coloré a attiré mon regard. Je t’ai demandé de m’expliquer ta technique. Je pensais être devant une peinture et tu m’as surprise : peux-tu expliquer...

MS : Cette image que tu as vue, je l’ai construite avec mes mains. C’est simple, c’est du papier cellophane, de l’encre, un scanner. J’introduis le papier cellophane dans le scanner, je l’ouvre et le ferme sans cesse, je fais entrer la lumière, le scanner fait un balayage et de là sort un tracé lumineux que je mets sous mon télé-agrandisseur qui me permet de lire, et puis je change d’échelle. C’est une expérience de détournement de la technologie.

La plupart du temps, je touche. Passer de la vision au toucher, c’est ce que j’appelle avoir les yeux au bout des doigts. Je fais des gestes de tressage, de nouage. Le choix des matériaux est très important. Je choisis souvent des matériaux simples : du papier journal ou cellophane, des tuyaux de climatisation transparents, des boyaux de porc, des coquilles d’œufs, des chambres à air de vélo, des cocons de vers à soie, bref des matériaux légers. La légèreté est importante : une solide légèreté.
La faiblesse, ce n’est pas l’inverse de la force, c’est autre chose. Avant je passais en force, j’étais un vrai bulldozer. Dans l’art, je suis passée de la verticalité érigée, au sol. J’ai appris à faire avec ce qui me reste.

PB : Comment qualifierais-tu ta démarche artistique ?

MS : Ce que je fais, c’est une mise en forme du fragile, c’est-à-dire « comment on tient ! ».

PB : Que penses-tu du titre Pipol 6 « les femmes se conjuguent au futur » ?

MS : c’est une évidence : les femmes ont toujours su manier plusieurs registres en même temps. Ce n’est pas moderne. Ce qui est moderne, c’est que ça n’a pas progressé. Les femmes se conjuguent au futur, oui, mais le futur n’est pas acquis. Pour moi, le futur c’est continuer à être dans l’action.

PB : Une femme d’action ?

MS : Non, une femme dans l’action !


Martine Bartholini

Ana Samardzija Scrivener, juin 2010
Catalogue des diplômés 2010 de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse, Edition SPECTOR

Le récit silencieux de l’objet-allégorie Ephèmere, composée par Martine Bartholini en 2010, révèle l’obstination, toute de légèreté, des insectes du même nom pour atteindre le coeur incandescent d’une ampoule à l’ancienne : la transgression fantasmagorique de la paroi en verre ayant pour résultat l’extinction de leur vie et de cette lumière tant désirée. Ephémère témoigne avec un humour délicat et mélancolique de la résolution sous forme d’impasse d’une tension essentielle qui anime les recherches artistiques de Martine Bartholini, sculpturales ou plus largement spatiales. La tension est celle entre les forces centrifuges et les forces centripètes, celles qui aspirent au changement, à rayonner vers le dehors, et celles qui cherchent la protection et la plénitude d’un être intérieur impossible. Une résolution plus formelle de cette tension se joue également dans le déplacement progressif de l’accent sculptural entre une exploration de la concentration verticale des premiers travaux de l’artiste vers une extension horizontale des pièces plus récentes. Mais le mouvement centrifuge, le passage vers l’extérieur et la sortie de soi, sont, eux aussi, porteurs d’un deuil sans gravité. Ainsi dans Mues, de 2008, une peau semi-transparente, de cellophane et de colle, une abstraction anatomique qui garde la trace d’une expérience intérieure passée, sans figure identifiable ; une phase du devenir traversée sans nostalgie, mais accueillie et suspendue cependant dans le geste sculptural. Ou encore Bulle, où la force tendre du souffle de l’artiste forme des bulles de verre jusqu’à l’inframince et l’éclatement. L’oeuvre exposée, indissociable de l’expérience de sa production, présente les éclats de verre qui dessinent au sol le périmètre de ce souffle serein dont la trajectoire les a à la fois fait exister et brisés.

« La lumière est une substance ». Cette phrase de James Turrell, souvent citée par Martine Bartholini, nous induit à penser non seulement la lumière mais aussi le souffle, la gravité, l’humidité, voire le temps et la valeur, comme la matière même, l’étoffe de son travail, dont le verre, la cellophane, la colle, les tubes en plastique, le papier, les coquilles d’oeuf sont les matériaux de construction. Un matérialisme de l’intangible et une mise en forme du fragile et de l’inframince caractérisent sa position artistique. Elle questionne avec insistance la valeur du travail par une reprise patiente, répétitive et parfois douloureuse des gestes utilisés dans l’artisanat, l’industrie, les travaux traditionnellement féminins (considérés comme subalternes) et les jeux, pour produire des objets qui à la fois miment la fonctionnalité quotidienne (comme dans arobd ou Welcome) pour mieux se soustraire à toute possibilité d’usage. Mais ce que le travail de l’artiste y incorpore, c’est avant tout le temps, non comme une plus-value, mais comme une survivance irréductible en attente de l’expérience d’un autre pour la réactiver. L’origami Vanitas interroge le plus explicietement la valeur de ces objets de partage que sont les oeuvres d’art. Dérisoire en dernière instance, tout comme notre savoir ou notre avidité, elle semble toutefois excéder sa mesure en termes de prix des matériaux, en termes de temps dépensé (dans la pensée de Martine Bartholini, le temps dépensé ne l’est pas, il est accueilli par ses sculptures), et même en termes de prix symbolique. La valeur est incertaine et de l’ordre de l’événement ; elle surgit à l’endroit où se rencontrent deux affects, deux faibles forces centrufuges : notre attention et le geste de l’artiste qui nous donne à voir.

Depuis 2005, Martine Bartholini souffre d’une grave déficience visuelle. Cette situation a rendu encore plus urgente sa décision de s’engager pleinement dans une pratique artistique. Elle inquiète, d’une manière discrète, l’ensemble de son travail.