ils rêvent quand même

grille : 380x255 cm - chambre à air de vélos. Matelas : 80x190 cm - chambre à air de vélos et laque industrielle. 2013

Que reste-t-il de l'intime quand l'espace publique devient un espace privé ? ... des vêtements, un sac de couchage, un matelas.


Interview de Martine Bartholini-Soueix par Patricia Bosquin-Caroz

Regarder vers le futur
Patricia Bosquin-Caroz, juin 2013
PIPOL news 51. EuroFederation of Psychoanalysis

PB : Qu’est-ce qui t’a amenée à Paris ?

MS : La Cité Internationale des Arts de Paris est un lieu d’artistes et de visibilité. C’est pourquoi j’ai tenté d’y obtenir une résidence. J’ai présenté mon dossier artistique et j’ai été acceptée. Je produis des œuvres, je les montre, mon nom commence à circuler.

Comme je m’étais engagée dans une démarche longue, je n’allais pas m’arrêter là. Être artiste, ce n’est pas aller à l’école, c’est se débrouiller sans, s’autoriser de soimême. A l’école, tu es encadrée. Ici, il n’y a plus personne.

PB : De quelle école parles-tu ?

MS : De l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse. Je m’étais posé la question : qu’est-ce que je peux faire sans mes yeux ? Ce qui peut remplacer l’optique, c’est le tactile. Il fallait que j’aie les yeux au bout des doigts. Le prix à payer a été cher. J’ai passé le concours d’entrée, le jury a été surpris par mon âge (51 ans) et mes diplômes.

PB : Lesquels ?

MS : 3 DESS et 1 DEA. A l’époque, j’étais consultante en management et travaillais dans le milieu de l’entreprise, un milieu d’hommes ; j’étais spécialiste en conduite du changement. Je travaillais à Paris.

PB : Il y a eu un revirement ?

MS : Oui. C’est en 1991 que cette chose est arrivée : dans la minute, un voile est tombé devant mes yeux. J’animais un séminaire, je voyais trouble. La valse des médecins a alors commencé. Une uvéite, maladie auto-immune a été diagnostiquée. Comme on ne pouvait pas me soigner, on m’a bourrée de corticoïdes. J’ai continué à travailler dans le milieu de l’entreprise jusqu’en 2006. Là je me suis arrêtée, je n’y voyais plus assez et l’analyse m’a permis de prendre cette décision. J’ai commencé mon analyse en 1992 et j’ai alors arrêté de courir de spécialistes en spécialistes. J’ai rencontré mon analyste lors d’une réception donnée par l’École de la Cause freudienne. J’ai parlé avec une personne qui connaissait le texte de Sun Tzu -l’art de la guerre-.

C’était justement le titre que je conseillais aux dirigeants d’entreprise dans mes séminaires. C’est ainsi que j’ai choisi mon analyste, sur ce trait-là, l’art de la guerre. Et Sun Tzu a une caractéristique : on peut gagner sans volonté d’anéantir son adversaire, alors que Clausewitz ne vise qu’à l’anéantir. La première question de mon analyste a été : « à quoi tenez-vous ? » je lui ai répondu « à un fil ». Cette question m’a permis ensuite de rebondir. Au fur et à mesure, cela s’est construit. J’avais déjà fait une « tranche » d’analyse de 4 ans en 1980 avec un analyste à Toulouse, mais cela n’a pas duré. En 2000, je me suis présentée à la passe, cela faisait partie de mon analyse. Je voulais rendre compte de quelque chose. Témoigner. C’est après la passe que j’ai pris la décision de repartir à zéro et que je suis entrée à l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Six ans d’études, une pédagogie très dure, des examens...
En art, ce n’est pas le savoir qui aide. Il n’y a rien à quoi s’accrocher, sinon à ce que tu génères toi-même. On n’apprend pas vraiment de technique. C’est en fait assumer ce que tu produis.

PB : Tout à l’heure, dans ton atelier, un tableau coloré a attiré mon regard. Je t’ai demandé de m’expliquer ta technique. Je pensais être devant une peinture et tu m’as surprise : peux-tu expliquer...

MS : Cette image que tu as vue, je l’ai construite avec mes mains. C’est simple, c’est du papier cellophane, de l’encre, un scanner. J’introduis le papier cellophane dans le scanner, je l’ouvre et le ferme sans cesse, je fais entrer la lumière, le scanner fait un balayage et de là sort un tracé lumineux que je mets sous mon télé-agrandisseur qui me permet de lire, et puis je change d’échelle. C’est une expérience de détournement de la technologie.

La plupart du temps, je touche. Passer de la vision au toucher, c’est ce que j’appelle avoir les yeux au bout des doigts. Je fais des gestes de tressage, de nouage. Le choix des matériaux est très important. Je choisis souvent des matériaux simples : du papier journal ou cellophane, des tuyaux de climatisation transparents, des boyaux de porc, des coquilles d’œufs, des chambres à air de vélo, des cocons de vers à soie, bref des matériaux légers. La légèreté est importante : une solide légèreté.
La faiblesse, ce n’est pas l’inverse de la force, c’est autre chose. Avant je passais en force, j’étais un vrai bulldozer. Dans l’art, je suis passée de la verticalité érigée, au sol. J’ai appris à faire avec ce qui me reste.

PB : Comment qualifierais-tu ta démarche artistique ?

MS : Ce que je fais, c’est une mise en forme du fragile, c’est-à-dire « comment on tient ! ».

PB : Que penses-tu du titre Pipol 6 « les femmes se conjuguent au futur » ?

MS : c’est une évidence : les femmes ont toujours su manier plusieurs registres en même temps. Ce n’est pas moderne. Ce qui est moderne, c’est que ça n’a pas progressé. Les femmes se conjuguent au futur, oui, mais le futur n’est pas acquis. Pour moi, le futur c’est continuer à être dans l’action.

PB : Une femme d’action ?

MS : Non, une femme dans l’action !