Poursuivant son travail sur les matières organiques, Martine Bartholini s’affronte de nouveau à des boyaux de porc. Déjà utilisés pour la série des trois sœurs Gorgones en 2011 (Euryale, Méduse, Sthéno), ces larges gousses translucides blanches, accumulées pour constuire une grande fleur, ont fait dire à un enfant qui les contemplait, scintillantes : « on dirait une robe de mariée ». La sculptrice a relevé le défi et nous contemplons aujourd’hui « Une promesse de métamorphose ? ».
Des centaines de morceaux de boyaux de porc, patiemment suspendus à une structure métallique en forme de cage -des cerceaux reliés par des boulons- forment le textile de cette sculpture à porter. On imagine le labeur pour transformer la tripaille. Il a fallu lutter avec les courses à faire chez un charcutier : 425 mètres de petit intestin, traités à la saumure, trempés et nettoyés avec méthode, à de multiples reprises pour atténuer l’épouvantable odeur. Il a fallu les faire sécher pour éviter de les voir se décomposer, puis les nouer, après les avoir régulièrement découpés, tous les vingt-cinq centimètres environ, autour de leur propre membrane comme autant d’enveloppes à boudins.
Atteinte par un grave handicap visuel, l’artiste s’était demandée : « qu’est que je peux faire sans mes yeux ? Ce qui peut remplacer l’optique, c’es le tactile. Il fallait que j’aie les yeux au bout des doigts ». « Passer de la vision au toucher, c’est ce que j’appelle avoir les yeux au bout des doigts » Et comme pour s’assurer que son œil nouveau est bien fixé, elle multiplie à l’infini son geste-pour-le-regard. L’action du sculpteur devient un lien nouveau à la matière : manipuler le pur informe des kilos de boyaux, qui glissent entre ses doigts et qui toujours s’enroulent sur eux-mêmes, appréhender durant des heures le flasque, le visqueux qui échappe. L’intention n’est pas de faire durcir (de toute façon, même l’amidon n’y parvient pas), mais de répéter infiniment l’appréhension impossible, pour transformer enfin, au terme de la lutte, le flasque, le visqueux en nouveau fil pour un nouveau tissu. Martine Bartholini est une tisseuse de boyaux, plus qu’une cuisinière. Elle tisse infiniment pour retenir sa fragile vision. Nouvelle Pénélope qui tresse et noue sans relâche pour maintenir vivant son regard déplacé dans les doigts, Ulysse préservé dans le métier à tisser de ses mains.
Ce défi n’a rien à voir avec les robes de viande rouge qu’on a vues portées par la chanteuse Lady Gaga. Aucune brutalité apparente dans ces entrailles séchées et nouées, car la transformation des boyaux de porc semble aboutir au végétal : forme de grosses cosses de haricots vides, matière des fleurs séchées aimées par l’Art nouveau, lunaires ou « monnaies-du-pape » en bouquets secs de fines pellicules nervurées, à la blancheur diaphane.
« Mon but n’est pas de travailler sur la tripaille. Mais de ce que je peux transformer de la matière compte tenu du sens qui arrive grâce à elle. C’est un travail d’expérimentation, de recherches. » « La matière est première pour moi. Le sens vient ensuite, progressivement ». L’enfant spectateur de l’exposition de 2011 avait prophétisé : les gorgones ont muté en robe de mariée.
Malgré leur apparence, transformés qu’ils sont en matière évanescente, les boyaux de porc demeurent organiques. Une simple contemplation esthétique, à distance, pourrait conduire à l’oubli de leur nature animale, mais « Une Promesse de métamorphose ? » aura toujours son cartel pour ramener l’amateur d’esthétisme à son intelligence. Les apparences sont trompeuses : la fragilité du textile de la robe renvoie peu à la dentelle des voiles de tissu ; elle est la marque de fabrique des denrées périssables qui la constituent. Que dire du bandeau en crépine de porc servant de collier-minerve pour la mariée ? Cette guipure adipeuse commence à fondre à 37 degrés, à température humaine, dès qu’on la porte. On ne peut pas la garder longtemps autour du cou.
« Une Promesse de métamorphose ? » proclame que le mariage est périssable. Le physiologique est toujours putrescible. Martine Bartholini a beaucoup renouvelé la vanité : un titre, Vanitas, origami d’un paon avec un billet de 500 euros (2009), suffirait à rappeler que son œuvre s’intéresse toujours à la portée philosophique du geste créateur. C’est dans une tombe, vêtus de chape et de manteau blanc, la couleur du boyau, donc, que le grand maître du Siècle d’Or sévillan, Juan de Valdés Leal, place un évêque et un noble chevalier, en état de décomposition (Finis gloriae mundi, 1671). « Une Promesse de métamorphose ? » ne renvoie pas à ce type de vanité : elle n’est ni répugnante, ni agressive. Pour Martine Bartholini, la douceur dans l’expression du désabusement porté par le matériau lui-même est une marque revendiquée de sa féminité. La sculptrice ne nous contraint pas à contempler la mort, impossible exercice. Sa vanité n’est pas baroque avec les Espagnols, mais très classique à la française, nous rappellant La Rochefoucauld et sa maxime :
« ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ».
Mais si les boyaux de porc renvoient toujours aux étrons, quel mariage peuvent-ils servir à conclure ? Quelle alliance pourraient-ils bien exalter ? De la merde séchée suspendue aux barreaux d’une cage pour contenir la nouvelle épousée. Je ne peux m’empêcher de songer à « LA morceau de viande », cette performance de 2007, au Monoprix de la rue Alsace-Lorraine à Toulouse, au cours de laquelle Martine Bartholini, nue, emballée dans du film alimentaire, fut placée devant le rayon boucherie et prise dans un caddy comme un produit alimentaire, conduite jusqu’à la caisse, sans sourire, parce que son message était grave pour dénoncer une condition féminine jugée insupportable.
« Une Promesse de métamorphose ? » provoque un double malaise au sujet du mariage.
La couleur de la robe, tout d’abord, est détournée : la blancheur ne peut plus renvoyer à l’amour virginal, dès lors que la biologie animale de sa matière obsède. Les boyaux de porc, le plus impur de l’animal impur, sont l’antithèse des fleurs d’oranger dont se revêtent encore les nouvelles épouses andalouses (azahar !). Cette blancheur inédite est celle du cadavre, non celle de la fraîcheur. « Une promesse de métamorphose ? », robe de deuil extrême-oriental.
Le corps féminin est écrasé, ensuite, par la structure métallique. Aucune souplesse possible pour celle qui la porte. Bien plus : on imagine le tronc de la femme cherchant à se maintenir au-dessus de la cage, telle Winnie, l’héroïne de Oh les beaux jours ! de Beckett, condamnée à s’enfoncer irrémédiablement dans un trou sépulcral qui est un tas de poubelles. L’engagement matrimonial est un enfouissement après l’encagement, car souvent le désir cherche à sertir son objet dans une niche de retable. « Une Promesse de métamorphose ? » aurait séduit Baudelaire, cherchant à réifier sa maîtresse par une robe de marbre à la façon des statues de la Vierge Marie, dans le poème A une Madone (dont on ne soulignera jamais assez l’importance du sous-titre : « ex-voto dans le goût espagnol », Les Fleurs du Mal, 1857).
Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse,
Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,
Loin du désir mondain et du regard moqueur,
Une niche, d'azur et d'or tout émaillée,
Où tu te dresseras, Statue émerveillée.
Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal
Savamment constellé de rimes de cristal,
Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ;
Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone,
Je saurai te tailler un Manteau, de façon
Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,
Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ;
Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !
Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,
Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend.
L’admirable performance dans le parc du château de Cambiac de l’été 2015, qu’on peut retrouver à tout moment en vidéo sur le site internet de l’artiste (http://www.martinebartholini.com), a bien montré que « Une Promesse de métamorphose ? » ne se transforme pas d’elle-même ; elle s’enlève. Bien plus, la jeune femme s’extrait de la robe et s’en va, dénudée, abandonnant la cage et les boyaux de porc comme une mue de serpent, à même l’herbe du sol. On ne peut guère modifier le mariage lui-même. Garder la robe, c’est accepter de se tenir dans l’enfermement. Il faut donc la quitter dès que possible après l’avoir montrée : la femme qui demeurerait dans « Une Promesse de métamorphose ? » jusqu’à la nuit de noces, acceptant toutes les conséquences des transformations induites par son mariage, serait promise à la mort. Pour devenir papillon et prendre son envol, il faut ici renoncer au processus de la chrysalide. Quitter le cocon avant la modification.
Je veux rappeler que Martine Bartholini enfilait encore récemment des milliers de cocons de vers à soie à l’état brut, matière intermédiaire qu’elle cherche en Chine et tresse par centaines de guirlandes (Dimanche après-midi, 2013 ; Entre deux espaces, 2013). Ces avants de la soie pour robes de mariée formaient déjà des cages, trompeusement ouvertes, pour désigner l’enfermement létal qui pointe dans le « cocooning » (du mariage ?). « Une Promesse de métamorphose ? » hantait déjà ces sortes de chambres nuptiales capitonnées d’enveloppes mortes, annonces des gousses en boyau, également diaphanes.
La performance du 5 novembre 2015 à la Galerie Bouquières est donc très dangereuse. Faire porter « Une Promesse de métamorphose ? » par un garçon pour défendre le mariage homosexuel relève en effet du paradoxe mortel. Martine Bartholini en est consciente, mais elle veut aller « au bout de [sa] démarche ». Elle estime juste la cause du mariage pour tous : se marier entre hommes, pour elle, c’est « officialiser » un engagement, chercher à vivre comme tout le monde. Le carcan matrimonial s’applique au contexte hétérosexuel, et pour les femmes. Dans le mariage homosexuel, le choix à faire est inversé : il faut revêtir la robe pour se libérer, au risque du grotesque résolument assumé.
Les critiques ont pu évoquer la présence d’un versant blasphématoire dans l’œuvre sculpté de Martine Bartholini (travaux en hosties, vitraux en boyaux…). Utilisé comme un matériau brut, le pain eucharistique, par exemple, se détourne de sa divinisation promise, renonce à l’avènement de la chair divine, substitue aux mains consécratrices du prêtre les doigts regardants de l’artiste qui maintient la matière sans modifier la substance. Il me semble pourtant que « Une Promesse de métamorphose ? » reste en-deçà du sujet religieux. Bien sûr, le mariage n’est pas une institution ordinaire ; c’est le sacrement divin pour l’amour conjugal, et les robes de mariée se portent plus volontiers à l’église qu’à la mairie, où elles revêtent souvent l’air ridicule de la plupart des liturgies républicaines… Mais « Une Promesse de métamorphose ? » ne prétend pas renvoyer au sacrement : pas de discours sur la mystique biblique de l’alliance conjugale, qui fonde le mariage chrétien, du Cantique des cantiques à L’Apocalypse. Pas de souvenir dans cette cage de :
« la Cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu,
toute belle, comme une jeune mariée parée pour son époux. »
La sculpture à porter de Martine Bartholini renvoie plutôt à la chosification létale de la femme dans le mariage bourgeois, où l’âme importe souvent si peu. « Une Promesse de métamorphose ? » inviterait-elle à penser à nouveaux frais les conditions de l’alliance conjugale, à « donner un sens plus pur aux » modalités de l’union ? Elle désigne, en tout cas, la morbidité du maintien, dans l’immanence contemporaine, des beaux atours conçus pour des cérémonies originairement transcendantes. Revenues à la matière pure, les somptueuses soieries dissimulent mal ce qui demeure, l’oppression d’une institution dévoyée, parfois bercée d’illusion métaphysique, dans l’esthétisme majestueux d’une robe à porter un seul jour.
Les vers de Racine me reviennent en mémoire en contemplant « Une Promesse de métamorphose ? » :
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?
Aucune promesse concevable pour Phèdre amoureuse d’un beau-fils. Immense accablement de la Reine, épuisée dès son entrée en scène par un amour en vain.
François BONFILS
2 novembre 2015, jour des morts
François BONFILS enseigne la Littérature comparée à l’Université de Toulouse.