la morceau de viande

Performance, Monoprix rue Alsace-Lorraine à Toulouse avec 3 caméras cachées, 2007

Comment, nue, emballée dans du film alimentaire, placée devant le rayon boucherie, dérouler le circuit d’achat, comme un vulgaire produit qui ne serait pas une simple marchandise.

La Morceau de Viande
Performance, Monoprix rue Alsace-Lorraine à Toulouse avec 3 caméras cachées, 2007

L'Auftakt de Martine

Nathalie Georges-Lambrichs, mars 2013
Publié dans Lacan quotidien n°300 du 3 mars 2013

J’ai découvert il y a seulement quelques semaines le travail de Martine Bartholini. Je ne parlerai que de ce que j’en ai retenu, qui est récent, encore que Martine B* travaille depuis des années. Aujourd’hui, parce qu’elle désire que la parole se noue à ce qu’elle fait et rencontrer son public, elle sort de sa réserve et elle a raison. Dans le Champ freudien, certes, où cette œuvre est née, cela en vaut tout spécialement la peine ; et comme ce Champ n’a guère de limites sinon toujours traversées, c’est encore plus nécessaire, afin que ceux dont l’art est le métier, corrélé à une éthique au sens du mode de vie, s’en trouvent approchés, du fait d’une démultiplication des chances de rencontres.

Je me demande d’où sont tombées les matières que Martine B* informe et charge d’un silence si spécialement éloquent. J’y entends l’écho d’une voix d’Antonio Porchia : « Ce que je repousse, rejeté de mes mains, tombe à portée de mes mains »[1]. Seules des mains, celles de Martine B* en l’occurrence, ont pu concevoir ces choses sensibles, au demeurant, par leurs volumes et leurs densités, ces objets sujets à des variations inconnues, qui soudain se sont déportés et voilà qu’ils vous bousculent et il n’est plus question de se déprendre ou de leur fausser compagnie : ils existent. Pour vous.

Dans le parcours déjà conséquent que forme la suite des objets recueillis par les mains de Martine B*, il y a la couleur. Celle des totems est si mate, si sombre et solennelle que vous vous en approchez sans méfiance, comme une main se porte vers la peau de pierre ou de bois d’un Bouddha pour participer de son usure infinitésimale au fil des siècles, et soudain, leur peu de poids vous prend au dépourvu, à revers, et c’est tout votre corps qui s’en trouve contaminé, allégé, aussi léger bientôt que Perelà, l’homme de fumée dont Pascal Dusapin a fait, lui, un opéra. Ce sombre, ce noir habillent aussi des écorchés, car ce sont des carcasses de buffles ou de taureaux enchaînés à notre mythologie la plus archaïque, ces masses suspendues, mais là encore, tout à coup vous apercevez la ruse dans les membranes caoutchoutées, gonflées, formant des nœuds de chaînes et des chaînes de nœuds, présents par l’équilibre du souffle enclos, caresse coupée de l’air que vous respirez et qui se raréfie d’autant dans l’orbe sacrée où vous avez pénétré. Celle des parures ecclésiales, blanc de nacre, vous apaiserait si vous ne vous penchiez pour lire, machinalement, le texte qui les accompagne et qui vous fait savoir de quelle pulsation cramoisie, de quelle scène de meurtre quotidien est extrait ce blanc si pur, vulnérable et translucide, tripes de porc veinées comme marbre, doigts de gants tendus qui vous désignent un lieu qui n’est autre que celui-là même où ils se tendent, où leur tension opère la création du lieu qui vous englobe, vous immobilise et mobilise dès lors votre parole, votre hâte à les envelopper à votre tour, et à les partager, eux les impartageables. Un papier de cellophane y répond, resserré autour de vides où la vie s’évoque, de lumière évanouie. Ce sont aussi des verres, des bulles, des boules de lumière imprévisible qu’en passant, distrait, l’on suscite et qui vous inonde et vous rejette dans le sombre.

La matière, elle, grisée et veloutée pour les yeux, peut aussi piquer, marquer ; elle tatouerait si vous ne gardiez vos distances.

Dans ces allées du grand supermarché que chacun de nous, client à ses heures, incarne, c’est enfin l’artiste qui se promène, son corps enveloppé de ces films avec lesquels vous protégez vos viandes pour les réchauffer au micro-onde, dans un caddy. Son visage échappe au traitement, et l’on ne voit plus soudain que le sombre de ses yeux baissés. « Je me suis tant abaissé pour ne pas baisser les yeux que j’ai peur de mes yeux » dit encore Porchia.[2] Et enfin : « La souffrance humaine, endormie, manque de forme. Qu’on la réveille : elle prend la forme de qui la réveille. »[3]

Martine Bartholoni réveille une souffrance très humaine, pour la séparer de ses habitudes d’expression. Elle en apprivoise les excès en les contenant dans des formes voisines des plus anciennes et quotidiennes, en en préservant l’écho à jamais inaudible, qu’elle modèle, c’est manifeste, du creux de ses mains sans cible et qui débordent de tact. Auftakt. « On appelle ainsi en allemand la mesure pour rien que scandent, miment le bras et la baguette du chef d’orchestre, avant de lancer, en un deuxième temps, le concert pour de bon. Il permet de mettre déjà les musiciens en alerte : commencement d’avant le commencement qui conditionne la possibilité et l’effectivité du commencement.[4] »

C’est ce rien qui donne ici la mesure de la succession des œuvres et les articule entre elles, diverses mais prises, pourtant, dans une logique qui nous parle de notre temps.

 

[1]. Antonio Porchia, Voix, trad. Roger Caillois, Glm, 1949, p. 22.

[2]. Ibid., p. 31.

[3]. Ibid.

[4]. Cambon F., « Ce qui ne va pas avec Heidegger », La Cause freudienne n°80.