chimère

Hosties, épingles, 140 x 134 x 20 cm. 2013

Exposition :

  • Féminités, 2014

Chimère, ou la fusion des mythes

Constance Lombard, septembre 2013

Dans la continuité de ses œuvres diaphanes, fragiles, organiques, Martine Bartholini créé Chimère, une sirène, au corps couvert d'hosties en guise d'écailles et de plumes.

Cette œuvre étonne par son ambiguïté : diaphane, fragile, sensuel, ce corps hybride évoque une figure féminine douce et évanescente, rendue quasi-angélique par sa blancheur et sa légèreté. Le matériau -l'hostie- contraste à première vue avec la violence et la duplicité traditionnellement attribuées à cet être mythologique. Dans l’imaginaire antique ou médiéval, qu’elle soit ailée ou pourvue d’une queue de poisson, la sirène incarne en effet la séduction maléfique : attirant les marins par sa lyre, sa flûte ou son chant, elle les condamne à la mort la plus infâme qui soit, la noyade, les privant ainsi de sépulture. L’œuvre de Martine Bartholini fait écho à cette étonnante fusion qu’opère la sirène, entre éros et thanatos, entre l’irrésistible séduction et le naufrage annoncé, dans la lignée des traditions qui lient la féminité et les formes aquatiques aux ténèbres et à la mort (la sirène comme la femme fatale est l’une des principales figures nyctomorphes relevées par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire).

Mais par-delà cette classique ambivalence s’opère une autre fusion : celle de deux mythes, l’antique et le médiéval, le païen et le chrétien. Comme le rappelle Michel Pastoureau dans son Bestiaire du Moyen-âge, les prédicateurs médiévaux utilisaient l’homophonie entre les verbes pêcher et pécher pour condamner les marins et la pêche en mer. Or c’est bien le mot « pêcher » qui trame ici des correspondances entre les deux univers mythologiques qui fondent l’occident : l’hostie (le terme signifie « victime ») renvoie bien entendu à l’eucharistie, le Christ crucifié rachète le péché des hommes, la sirène précipite au contraire les pêcheurs vers la mort. Les deux références s’entremêlent alors de façon particulièrement complexe, subtile et subversive. Mais cette subversion –œuvre d’une artiste femme- n’est pas brutale, elle opère plutôt de façon latente, comme la sirène, par séduction plutôt que par agression, le procédé artistique devenant en quelque sorte une mise en abîme du signifié. La fusion entre le corps de la sirène et celui du Christ qui tous deux s’offrent au pécheur dans un cas pour les perdre, dans l’autre pour les sauver, est en lui-même troublant : il rappelle d’une part, le sous-entendu anthropophage de l’eucharistie où les croyants sont littéralement invités à dévorer le Christ (alors que la sirène dévorera ses victimes), il rapproche d’autre part la forme divine, masculine, désexualisée du Dieu chrétien de la figure païenne, féminine et séductrice de la sirène dont l’équivalent biblique pourrait être Marie-Madeleine avant la rédemption qui offre elle aussi son corps aux pécheurs. Enfin, la trame métallique- double évocation de la couronne d’épine et du filet du pêcheur- ainsi que la position en croix du corps de cette chimère approfondissent encore cette inquiétante fusion des figures.

Cette confusion du bien et du mal, du païen et du divin, de l’érotique et du mystique n’est-elle pas intrinsèquement liée au choix qu’à fait le christianisme en donnant à son Dieu forme humaine ? C’est en tous cas un pari risqué comme le suggère Michel Melot dans son article consacré à l’hostie dans la revue Medium n°23 : « La façon dont un dieu doit se manifester aux hommes, sur terre, est toujours son point faible. Plus encore dans les monothéismes, où le dieu n’est pas de même nature que les hommes. Plus encore dans le christianisme, où Dieu a pris le risque d’emprunter un corps humain historique (…). Les dangers sont multiples, le chemin est étroit. La beauté humaine est une beauté de chair qui conduit l’admirateur vers les gorges de l’érotisme. Il devient scabreux. Il faut éviter la collision entre Dieu et les hommes. Le dogme de la transsubstantiation, en même temps qu’il prend le risque inouï de sacraliser un objet comme le faisaient les idolâtres, met le corps divin à l’abri d’un signe le plus abstrait qui soit, un disque sans épaisseur, sans parfum et sans couleur : l’hostie. »

La provocation de « Chimère » réside certainement dans la ré-incarnation charnelle, à rebours de sa destination initiale, d’un objet qui tend le plus possible vers l’abstraction. La « chimère » est alors tout autant le corps fantasmé de la femme-poisson-oiseau que l’illusoire projet d’une religion qui prêche la désincarnation.


Féminités

Christiane Terrisse, février 2014
Dans La Lettre Mensuelle n°325

Martine Bartholini, dont vous avez pu admirer les photos de quelques œuvres, dans notre LM n° 3241, expose à la galerie de l’Espace Croix Baragnon à Toulouse, dans le cadre de l’exposition collective Féminités, du 20 janvier au 15 mars 2014
http://www.martinebartholini.com

Une rencontre avec Martine Bartholini, à l’Espace Croix Baragnon, dans le cadre du séminaire Apprendre de l’Artiste, de l’ACF Midi-Pyrénées, aura lieu le jeudi 13 février à 20h30.
http://acfmp.wordpress.com et http://apprendredelartiste.wordpress.com

Devinette enfantine à la manière d’un invetaire à la Prévert.
Question : quel est le point commun entre des boyaux de porc, des cocons de vers à soie et des hosties?
Réponse : les « féminités » selon Martine Bartholini.
L’œil et la main de l’artiste opèrent, par la magie de la vision et la persévérance de la manutention, la transformation de la matière en immatériel, la transmutation du trivial en inclassable, la figuration du féminin en supplément de mystère.

À partir de 225 mètres de boyaux de porc flasques, malodorants ; après trempages, lavages, rinçages répétés, elle insuffle une forme à l’informe, assemble des anneaux et compose une géométrie insolite qu’elle nomme rosace.

Elle extrait, d’énormes cartons, un à un, 8175 cocons de vers à soie, étranges entités oblongues, duveteuses, hermétiquement closes sur l’énigme de leur métamorphose suspendue. Elle les aligne en enfilades, multiplie les séries en rideaux, organise une cellule aux mensurations humaines, capitonne à intervalles réguliers de larves brunes, morbide ponctuation d’une pièce intitulée dimanche après-midi et qui évoque les cells de Louise Bourgeois qui, elle aussi, redoutait l’ennui dominical propice à la « douce abdication du désir » selon la juste formule de Constance Lombard.

Elle jette son dévolu sur la perfection formelle de 16500 hosties faites, selon le code canonique, de froment et d’eau. Elle y ajoute salive, patience, minutieuse manipulation et une quantité non évaluée d’épingles à têtes blanches. Selon le contour de son corps, sur support de film alimentaire et grillage à poules, elle pique trois hosties, étrange trinité verticale, sur une quatrième posée horizontalement, répète à l’infini cette opération afin de réaliser une silhouette de sirène virginale.
Pour les ailes de papillon de chimère, au gabarit des bras de l’artiste, les hosties seront posées en écaille, de l’extérieur vers l’intérieur. « L’opération doit être rapidement menée » comme l’indiquent les livres de cuisine car la pâte sèche vite.

Féminités secrètement encloses dans ces énigmatiques constructions, sous l’égide trompeuse de la transparence de rosace, de la fragilité d’une cellule ouverte dimanche après-midi, de l’étrangeté d’une chimère hybride.
L’ambiguïté des œuvres renvoie au mystère du continent noir freudien, ici interprété en blanc, mais dit-on « ne pas s’y fier ! »
Leur hétérogénéité renvoie au une par une qui selon Lacan caractérise les femmes, impossible de les collectiviser.
Mais le pire est bien le caractère scandaleux, voire blasphématoire, de ces créations qui n’hésitent pas à manipuler tripes et boyaux pour mimer les circonvolutions de vitrail des basiliques, à utiliser, par centaines, d’innocents papillons avortés pour construire une prison, à réduire de « saintes » hosties à servir à la construction d’un monstre, ni femme, ni oiseau, ni poisson.

Ambiguïté, hétérogénéité, scandale, voilà bien le féminin élevé à la puissance du beau par l’opération d’une artiste femme qui n’a pas froid aux yeux et ne recule devant aucun interdit pour faire voir le non représentable.