bulle

Verre soufflé, diamètre 157 cm, 2010

La respiration est un usage du temps, un mouvement instinctif, constant et vital. Ces bulles sont les empreintes d’un souffle poussé à la limite de l’éclatement, une matière infra-mince sensible au moindre déplacement d’air.

C’est aussi une surface qui reflète son environnement en miroir paradoxal puisque transparent.


Bulle

août 2011
Dans La Lettre Mensuelle, n° 300 de juillet-août 2011

L'Auftakt de Martine

Nathalie Georges-Lambrichs, mars 2013
Publié dans Lacan quotidien n°300 du 3 mars 2013

J’ai découvert il y a seulement quelques semaines le travail de Martine Bartholini. Je ne parlerai que de ce que j’en ai retenu, qui est récent, encore que Martine B* travaille depuis des années. Aujourd’hui, parce qu’elle désire que la parole se noue à ce qu’elle fait et rencontrer son public, elle sort de sa réserve et elle a raison. Dans le Champ freudien, certes, où cette œuvre est née, cela en vaut tout spécialement la peine ; et comme ce Champ n’a guère de limites sinon toujours traversées, c’est encore plus nécessaire, afin que ceux dont l’art est le métier, corrélé à une éthique au sens du mode de vie, s’en trouvent approchés, du fait d’une démultiplication des chances de rencontres.

Je me demande d’où sont tombées les matières que Martine B* informe et charge d’un silence si spécialement éloquent. J’y entends l’écho d’une voix d’Antonio Porchia : « Ce que je repousse, rejeté de mes mains, tombe à portée de mes mains »[1]. Seules des mains, celles de Martine B* en l’occurrence, ont pu concevoir ces choses sensibles, au demeurant, par leurs volumes et leurs densités, ces objets sujets à des variations inconnues, qui soudain se sont déportés et voilà qu’ils vous bousculent et il n’est plus question de se déprendre ou de leur fausser compagnie : ils existent. Pour vous.

Dans le parcours déjà conséquent que forme la suite des objets recueillis par les mains de Martine B*, il y a la couleur. Celle des totems est si mate, si sombre et solennelle que vous vous en approchez sans méfiance, comme une main se porte vers la peau de pierre ou de bois d’un Bouddha pour participer de son usure infinitésimale au fil des siècles, et soudain, leur peu de poids vous prend au dépourvu, à revers, et c’est tout votre corps qui s’en trouve contaminé, allégé, aussi léger bientôt que Perelà, l’homme de fumée dont Pascal Dusapin a fait, lui, un opéra. Ce sombre, ce noir habillent aussi des écorchés, car ce sont des carcasses de buffles ou de taureaux enchaînés à notre mythologie la plus archaïque, ces masses suspendues, mais là encore, tout à coup vous apercevez la ruse dans les membranes caoutchoutées, gonflées, formant des nœuds de chaînes et des chaînes de nœuds, présents par l’équilibre du souffle enclos, caresse coupée de l’air que vous respirez et qui se raréfie d’autant dans l’orbe sacrée où vous avez pénétré. Celle des parures ecclésiales, blanc de nacre, vous apaiserait si vous ne vous penchiez pour lire, machinalement, le texte qui les accompagne et qui vous fait savoir de quelle pulsation cramoisie, de quelle scène de meurtre quotidien est extrait ce blanc si pur, vulnérable et translucide, tripes de porc veinées comme marbre, doigts de gants tendus qui vous désignent un lieu qui n’est autre que celui-là même où ils se tendent, où leur tension opère la création du lieu qui vous englobe, vous immobilise et mobilise dès lors votre parole, votre hâte à les envelopper à votre tour, et à les partager, eux les impartageables. Un papier de cellophane y répond, resserré autour de vides où la vie s’évoque, de lumière évanouie. Ce sont aussi des verres, des bulles, des boules de lumière imprévisible qu’en passant, distrait, l’on suscite et qui vous inonde et vous rejette dans le sombre.

La matière, elle, grisée et veloutée pour les yeux, peut aussi piquer, marquer ; elle tatouerait si vous ne gardiez vos distances.

Dans ces allées du grand supermarché que chacun de nous, client à ses heures, incarne, c’est enfin l’artiste qui se promène, son corps enveloppé de ces films avec lesquels vous protégez vos viandes pour les réchauffer au micro-onde, dans un caddy. Son visage échappe au traitement, et l’on ne voit plus soudain que le sombre de ses yeux baissés. « Je me suis tant abaissé pour ne pas baisser les yeux que j’ai peur de mes yeux » dit encore Porchia.[2] Et enfin : « La souffrance humaine, endormie, manque de forme. Qu’on la réveille : elle prend la forme de qui la réveille. »[3]

Martine Bartholoni réveille une souffrance très humaine, pour la séparer de ses habitudes d’expression. Elle en apprivoise les excès en les contenant dans des formes voisines des plus anciennes et quotidiennes, en en préservant l’écho à jamais inaudible, qu’elle modèle, c’est manifeste, du creux de ses mains sans cible et qui débordent de tact. Auftakt. « On appelle ainsi en allemand la mesure pour rien que scandent, miment le bras et la baguette du chef d’orchestre, avant de lancer, en un deuxième temps, le concert pour de bon. Il permet de mettre déjà les musiciens en alerte : commencement d’avant le commencement qui conditionne la possibilité et l’effectivité du commencement.[4] »

C’est ce rien qui donne ici la mesure de la succession des œuvres et les articule entre elles, diverses mais prises, pourtant, dans une logique qui nous parle de notre temps.

 

[1]. Antonio Porchia, Voix, trad. Roger Caillois, Glm, 1949, p. 22.

[2]. Ibid., p. 31.

[3]. Ibid.

[4]. Cambon F., « Ce qui ne va pas avec Heidegger », La Cause freudienne n°80.


Martine Bartholini

Ana Samardzija Scrivener, juin 2010
Catalogue des diplômés 2010 de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse, Edition SPECTOR

Le récit silencieux de l’objet-allégorie Ephèmere, composée par Martine Bartholini en 2010, révèle l’obstination, toute de légèreté, des insectes du même nom pour atteindre le coeur incandescent d’une ampoule à l’ancienne : la transgression fantasmagorique de la paroi en verre ayant pour résultat l’extinction de leur vie et de cette lumière tant désirée. Ephémère témoigne avec un humour délicat et mélancolique de la résolution sous forme d’impasse d’une tension essentielle qui anime les recherches artistiques de Martine Bartholini, sculpturales ou plus largement spatiales. La tension est celle entre les forces centrifuges et les forces centripètes, celles qui aspirent au changement, à rayonner vers le dehors, et celles qui cherchent la protection et la plénitude d’un être intérieur impossible. Une résolution plus formelle de cette tension se joue également dans le déplacement progressif de l’accent sculptural entre une exploration de la concentration verticale des premiers travaux de l’artiste vers une extension horizontale des pièces plus récentes. Mais le mouvement centrifuge, le passage vers l’extérieur et la sortie de soi, sont, eux aussi, porteurs d’un deuil sans gravité. Ainsi dans Mues, de 2008, une peau semi-transparente, de cellophane et de colle, une abstraction anatomique qui garde la trace d’une expérience intérieure passée, sans figure identifiable ; une phase du devenir traversée sans nostalgie, mais accueillie et suspendue cependant dans le geste sculptural. Ou encore Bulle, où la force tendre du souffle de l’artiste forme des bulles de verre jusqu’à l’inframince et l’éclatement. L’oeuvre exposée, indissociable de l’expérience de sa production, présente les éclats de verre qui dessinent au sol le périmètre de ce souffle serein dont la trajectoire les a à la fois fait exister et brisés.

« La lumière est une substance ». Cette phrase de James Turrell, souvent citée par Martine Bartholini, nous induit à penser non seulement la lumière mais aussi le souffle, la gravité, l’humidité, voire le temps et la valeur, comme la matière même, l’étoffe de son travail, dont le verre, la cellophane, la colle, les tubes en plastique, le papier, les coquilles d’oeuf sont les matériaux de construction. Un matérialisme de l’intangible et une mise en forme du fragile et de l’inframince caractérisent sa position artistique. Elle questionne avec insistance la valeur du travail par une reprise patiente, répétitive et parfois douloureuse des gestes utilisés dans l’artisanat, l’industrie, les travaux traditionnellement féminins (considérés comme subalternes) et les jeux, pour produire des objets qui à la fois miment la fonctionnalité quotidienne (comme dans arobd ou Welcome) pour mieux se soustraire à toute possibilité d’usage. Mais ce que le travail de l’artiste y incorpore, c’est avant tout le temps, non comme une plus-value, mais comme une survivance irréductible en attente de l’expérience d’un autre pour la réactiver. L’origami Vanitas interroge le plus explicietement la valeur de ces objets de partage que sont les oeuvres d’art. Dérisoire en dernière instance, tout comme notre savoir ou notre avidité, elle semble toutefois excéder sa mesure en termes de prix des matériaux, en termes de temps dépensé (dans la pensée de Martine Bartholini, le temps dépensé ne l’est pas, il est accueilli par ses sculptures), et même en termes de prix symbolique. La valeur est incertaine et de l’ordre de l’événement ; elle surgit à l’endroit où se rencontrent deux affects, deux faibles forces centrufuges : notre attention et le geste de l’artiste qui nous donne à voir.

Depuis 2005, Martine Bartholini souffre d’une grave déficience visuelle. Cette situation a rendu encore plus urgente sa décision de s’engager pleinement dans une pratique artistique. Elle inquiète, d’une manière discrète, l’ensemble de son travail.