Textes

Les yeux au bout des doigts, Entretien avec Martine Bartholini

septembre 2016

Propos recueillis par Christiane Terrisse

Ce texte est une copie de l'article publié initialement sur le site www.lobjetregard.com daté du 22 septembre 2016.

En 1991, une maladie auto-immune invalidant ta vision t’a contrainte à réinventer ta vie. Vingt-cinq ans après, peux-tu évoquer les étapes de ce trajet ?

Le diagnostic d’uvéite en 1991 prévoyait la cécité dans un délai de dix ans et bien sûr cette perspective m’a angoissée longtemps. J’ai dû progressivement abandonner mon métier de consultante et en 1992, j’ai repris mon analyse avec un nouvel analyste. Le transfert s’est noué autour d’une citation de L’Art de la guerre de Sun tzu : « l’art suprême de la guerre consiste à dompter son ennemi sans même se battre ».

Dans ta guerre contre la maladie, as-tu appliqué ce principe ?

Oui. Au début j’avais peur de ne plus y voir. Je mettais ça en avant comme si je voulais faire du plus avec du moins. Maintenant, je n’en ai plus rien à faire, ce n’est plus mon propos. Mes sculptures jusqu’en 2008 sont non figuratives, érigées, toujours plus grandes, toujours plus hautes : Totem flex, Le Mur du monde, Nues… En 2009, après une énième opération je crée Avatars : deux photographies de 100 cm sur 100 cm en noir et blanc, l’une représentant une fenêtre se reflétant sur mon iris, membrane frontière entre intérieur et extérieur ; l’autre, la même fenêtre se reflétant sur une bulle de verre, figuration dans le registre des vanités de l’esprit, du souffle.

La fenêtre, membrane entre l’intérieur et l’extérieur te permet le passage de l’iris à la bulle, de la vision à l’esprit.

En hommage à James Turrell – La Lumière est une substance –, je produis deux pièces lumineuses, Touchée et Troublée, permettant au spectateur de toucher le faisceau lumineux et par son interaction de modifier l’image sur l’écran.

Menacée par le noir, tu apprivoises la lumière !

Ces quatre pièces ont permis le passage de la verticalité à l’horizontalité, de l’objet dressé à l’immatériel. Mais aussi de l’à-peu-près à la minutie : j’ai acquis la précision du geste, de la main, des doigts, de la peau. Par exemple, dernièrement pour réparer la pièce Idole, j’ai fermé les yeux et j’ai retrouvé les gestes pour nouer des liens qui font que la pièce tient.

Tu dois retrouver les gestes mais aussi les objets.

Lors de l’exposition « Dead line » au MAM en 2009, une phrase de l’artiste israélien Eshel Meir, dit Absalon, m’a orientée : « L’habitude sera mon confort ». Les objets toujours à la même place, les mêmes trajets, déplacements… une répétition salutaire.

Comment travailles-tu ?

Au début je lisais des revues, des catalogues, des écrits d’artistes sur la sculpture, la forme. Je constitue de plus en plus de dossiers sur l’histoire de l’art (Georges Didi-Huberman), la philosophie (Bataille, Merleau-Ponty, Jean-Christophe Bailly), la mythologie. Il n’y a que de mots, quasiment pas de dessins préparatoires. Chimère est un bon exemple : je n’ai fait que deux croquis après avoir vu lors de l’opéra Don Carlo un Christ suspendu au plafond. Par contre, cela m’a entraînée dans un gros travail de recherche sur le fond – l’hostie profanée, le mystère de Billettes, le corps théologique, l’hostie de Michel Melot, le code de droit canonique, et sur la forme – bestiaire du Moyen Âge, Marginalia, Bestiaire roman… Cette crucifixion a pris la forme d’une sirène antique avec des ailes, médiévale avec une queue de poisson et surtout chimère, en référence au monstre et à la femme. Gorgone, Méduse, Argos, Regardée, La Voilette de Méduse, toutes ces œuvres parlent de l’effet du regard.

Comment la matière devient-elle œuvre ?

Dans le temps. Quand une pièce m’envahit, la recherche, les essais, la production sont dans le temps qui devient comme la lumière une substance dont je fais partie. Il ne s’écoule pas, il est. Je travaille le temps avec mes doigts.

C’est l’envers du slogan : « le temps c’est de l’argent ». Tu prends le temps qu’il faut pour la découverte.

Il ne faut pas confondre la carte et le terrain ; moi la carte je ne l’ai pas, alors je suis sur le terrain, j’expérimente. À partir de là, je fais des essais de matériaux, cellophane, encre, papier alu, cocons de vers à soie, hosties, mues de serpent, chambres à air de vélo… des matériaux périssables ou même immatériels : lumière, fumée pour que l’éphémère devienne permanent. C’est la vision d’ensemble qui permet d’aller à l’essentiel tout en sachant que de toute façon cela ne sera pas ça et qu’il faudra se confronter à l’instant T.

Mais quelle est la mesure ?

J’utilise mon corps comme outil et comme mesure. Il ne faut pas que ça me dépasse. Chimère, par exemple, a la même hauteur que moi. Il faut sentir, la vision passe dans la peau et devient gestes, formes, dimensions. La répétition persévérante devient mémoire de mon corps.

Veux-tu dire que tu y vois, quand même !

Je n’ai plus peur de ne plus y voir, j’ai « dompté mon ennemi », je sais que maintenant je peux être vue à travers mes œuvres.

Tu étais une femme regardée et l’absence de vision a fait de toi une « voyante » !

Je pense que grâce à l’analyse, j’ai pu inventer une nouvelle raison de vivre. Ce qui était au départ angoisse et défi est devenu création.

À quel prix ?

Au prix de la souffrance du corps. Ne pas y voir ne fait pas mal mais répéter des gestes précis, insister, défaire, refaire amène contractures, arthrose, douleurs…

Donner à voir, n’est-ce pas aussi une belle résolution, un sinthome réussi ?

Si tu le dis.

La prochaine exposition de Martine Bartholini aura lieu du 16 au 29 novembre 2016 au Bateau-Lavoir 13, Place Emile Goudeau, Paris, 18e.


Tristesse sculptée pour une mariée : « Une promesse de métamorphose ? »

François BONFILS, novembre 2015

Passer de la viande au végétal

Poursuivant son travail sur les matières organiques, Martine Bartholini s’affronte de nouveau à des boyaux de porc. Déjà utilisés pour la série des trois sœurs Gorgones en 2011 (Euryale, Méduse, Sthéno), ces larges gousses translucides blanches, accumulées pour constuire une grande fleur, ont fait dire à un enfant qui les contemplait, scintillantes : « on dirait une robe de mariée ». La sculptrice a relevé le défi et nous contemplons aujourd’hui « Une promesse de métamorphose ? ».

Des centaines de morceaux de boyaux de porc, patiemment suspendus à  une structure métallique en forme de cage -des cerceaux reliés par des boulons- forment le textile de cette sculpture à porter. On imagine le labeur pour transformer la tripaille. Il a fallu lutter avec les courses à faire chez un charcutier : 425 mètres de petit intestin, traités à la saumure, trempés et nettoyés avec méthode, à de multiples reprises pour atténuer l’épouvantable odeur. Il a fallu les faire sécher pour éviter de les voir se décomposer, puis les nouer, après les avoir régulièrement découpés, tous les vingt-cinq centimètres environ, autour de leur propre membrane comme autant d’enveloppes à boudins.

Atteinte par un grave handicap visuel, l’artiste s’était demandée : « qu’est que je peux faire sans mes yeux ? Ce qui peut remplacer l’optique, c’es le tactile. Il fallait que j’aie les yeux au bout des doigts ». « Passer de la vision au toucher, c’est ce que j’appelle avoir les yeux au bout des doigts » Et comme pour s’assurer que son œil nouveau est bien fixé, elle multiplie à l’infini son geste-pour-le-regard. L’action du sculpteur devient un lien nouveau à la matière : manipuler le pur informe des kilos de boyaux, qui glissent entre ses doigts et qui toujours s’enroulent sur eux-mêmes, appréhender durant des heures le flasque, le visqueux qui échappe. L’intention n’est pas de faire durcir (de toute façon, même l’amidon n’y parvient pas), mais de répéter infiniment l’appréhension impossible, pour transformer enfin, au terme de la lutte, le flasque, le visqueux en nouveau fil pour un nouveau tissu. Martine Bartholini est une tisseuse de boyaux, plus qu’une cuisinière. Elle tisse infiniment pour retenir sa fragile vision. Nouvelle Pénélope qui tresse et noue sans relâche pour maintenir vivant son regard déplacé dans les doigts, Ulysse préservé dans le métier à tisser de ses mains.

Ce défi n’a rien à voir avec les robes de viande rouge qu’on a vues portées par la chanteuse Lady Gaga. Aucune brutalité apparente dans ces entrailles séchées et nouées, car la transformation des boyaux de porc semble aboutir au végétal : forme de grosses cosses de haricots vides, matière des fleurs séchées aimées par l’Art nouveau, lunaires ou « monnaies-du-pape » en bouquets secs de fines pellicules nervurées, à la blancheur diaphane.

Manifeste prêt à porter

« Mon but n’est pas de travailler sur la tripaille. Mais de ce que je peux transformer de la matière compte tenu du sens qui arrive grâce à elle. C’est un travail d’expérimentation, de recherches. » « La matière est première pour moi. Le sens vient ensuite, progressivement ». L’enfant spectateur de l’exposition de 2011 avait prophétisé : les gorgones ont muté en robe de mariée.

Malgré leur apparence, transformés qu’ils sont en matière évanescente, les boyaux de porc demeurent organiques. Une simple contemplation esthétique, à distance, pourrait conduire à l’oubli de leur nature animale, mais « Une Promesse de métamorphose ? » aura toujours son cartel pour ramener l’amateur d’esthétisme à son intelligence. Les apparences sont trompeuses : la fragilité du textile de la robe renvoie peu à la dentelle des voiles de tissu ; elle est la marque de fabrique des denrées périssables qui la constituent. Que dire du bandeau en crépine de porc servant de collier-minerve pour la mariée ? Cette guipure adipeuse commence à fondre à 37 degrés, à température humaine, dès qu’on la porte. On ne peut pas la garder longtemps autour du cou.

« Une Promesse de métamorphose ? » proclame que le mariage est périssable. Le physiologique est toujours putrescible. Martine Bartholini a beaucoup renouvelé la vanité : un titre, Vanitas, origami d’un paon avec un billet de 500 euros (2009), suffirait à rappeler que son œuvre s’intéresse toujours à la portée philosophique du geste créateur. C’est dans une tombe, vêtus de chape et de manteau blanc, la couleur du boyau, donc, que le grand maître du Siècle d’Or sévillan, Juan de Valdés Leal, place un évêque et un noble chevalier, en état de décomposition (Finis gloriae mundi, 1671). « Une Promesse de métamorphose ? » ne renvoie pas à ce type de vanité : elle n’est ni répugnante, ni agressive. Pour Martine Bartholini, la douceur dans l’expression du désabusement porté par le matériau lui-même est une marque revendiquée de sa féminité. La sculptrice ne nous contraint pas à contempler la mort, impossible exercice. Sa vanité n’est pas baroque avec les Espagnols, mais très classique à la française, nous rappellant La Rochefoucauld et sa maxime :

« ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ».

Mais si les boyaux de porc renvoient toujours aux étrons, quel mariage peuvent-ils servir à conclure ? Quelle alliance pourraient-ils bien exalter ? De la merde séchée suspendue aux barreaux d’une cage pour contenir la nouvelle épousée. Je ne peux m’empêcher de songer à « LA morceau de viande », cette performance de 2007, au Monoprix de la rue Alsace-Lorraine à Toulouse, au cours de laquelle Martine Bartholini, nue, emballée dans du film alimentaire, fut placée devant le rayon boucherie et prise dans un caddy comme un produit alimentaire, conduite jusqu’à la caisse, sans sourire, parce que son message était grave pour dénoncer une condition féminine jugée insupportable.

L’anti-mariage

« Une Promesse de métamorphose ? » provoque un double malaise au sujet du mariage.

La couleur de la robe, tout d’abord, est détournée : la blancheur ne peut plus renvoyer à l’amour virginal, dès lors que la biologie animale de sa matière obsède. Les boyaux de porc, le plus impur de l’animal impur, sont l’antithèse des fleurs d’oranger dont se revêtent encore les nouvelles épouses andalouses (azahar !). Cette blancheur inédite est celle du cadavre, non celle de la fraîcheur. « Une promesse de métamorphose ? », robe de deuil extrême-oriental.

Le corps féminin est écrasé, ensuite, par la structure métallique. Aucune souplesse possible pour celle qui la porte. Bien plus : on imagine le tronc de la femme cherchant à se maintenir au-dessus de la cage, telle Winnie, l’héroïne de Oh les beaux jours ! de Beckett, condamnée à s’enfoncer irrémédiablement dans un trou sépulcral qui est un tas de poubelles. L’engagement matrimonial est un enfouissement après l’encagement, car souvent le désir cherche à sertir son objet dans une niche de retable. « Une Promesse de métamorphose ? » aurait séduit Baudelaire, cherchant à réifier sa maîtresse par une robe de marbre à la façon des statues de la Vierge Marie, dans le poème A une Madone (dont on ne soulignera jamais assez l’importance du sous-titre : « ex-voto dans le goût espagnol », Les Fleurs du Mal, 1857).

Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse,
Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,
Loin du désir mondain et du regard moqueur,
Une niche, d'azur et d'or tout émaillée,
Où tu te dresseras, Statue émerveillée.
Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal
Savamment constellé de rimes de cristal,
Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ;
Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone,
Je saurai te tailler un Manteau, de façon
Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,
Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ;
Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !
Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,
Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend.

Trash the dress ?

L’admirable performance dans le parc du château de Cambiac de l’été 2015, qu’on peut retrouver à tout moment en vidéo sur le site internet de l’artiste (http://www.martinebartholini.com), a bien montré que « Une Promesse de métamorphose ? » ne se transforme pas d’elle-même ; elle s’enlève. Bien plus, la jeune femme s’extrait de la robe et s’en va, dénudée, abandonnant la cage et les boyaux de porc comme une mue de serpent, à même l’herbe du sol. On ne peut guère modifier le mariage lui-même. Garder la robe, c’est accepter de se tenir dans l’enfermement. Il faut donc la quitter dès que possible après l’avoir montrée : la femme qui demeurerait dans « Une Promesse de métamorphose ? » jusqu’à la nuit de noces, acceptant toutes les conséquences des transformations induites par son mariage, serait promise à la mort. Pour devenir papillon et prendre son envol, il faut ici renoncer au processus de la chrysalide. Quitter le cocon avant la modification.

Je veux rappeler que Martine Bartholini enfilait encore récemment des milliers de cocons de vers à soie à l’état brut, matière intermédiaire qu’elle cherche en Chine et tresse par centaines de guirlandes (Dimanche après-midi, 2013 ; Entre deux espaces, 2013). Ces avants de la soie pour robes de mariée formaient déjà des cages, trompeusement ouvertes, pour désigner l’enfermement létal qui pointe dans le « cocooning » (du mariage ?). « Une Promesse de métamorphose ? » hantait déjà ces sortes de chambres nuptiales capitonnées d’enveloppes mortes, annonces des gousses en boyau, également diaphanes.

La performance du 5 novembre 2015 à la Galerie Bouquières est donc très dangereuse. Faire porter « Une Promesse de métamorphose ? » par un garçon pour défendre le mariage homosexuel relève en effet du paradoxe mortel. Martine Bartholini en est consciente, mais elle veut aller « au bout de [sa] démarche ». Elle estime juste la cause du mariage pour tous : se marier entre hommes, pour elle, c’est « officialiser » un engagement, chercher à vivre comme tout le monde. Le carcan matrimonial s’applique au contexte hétérosexuel, et pour les femmes. Dans le mariage homosexuel, le choix à faire est inversé : il faut revêtir la robe pour se libérer, au risque du grotesque résolument assumé.

L’impossible subversion sacramentelle

Les critiques ont pu évoquer la présence d’un versant blasphématoire dans l’œuvre sculpté de Martine Bartholini (travaux en hosties, vitraux en boyaux…). Utilisé comme un matériau brut, le pain eucharistique, par exemple, se détourne de sa divinisation promise, renonce à l’avènement de la chair divine, substitue aux mains consécratrices du prêtre les doigts regardants de l’artiste qui maintient la matière sans modifier la substance. Il me semble pourtant que « Une Promesse de métamorphose ? » reste en-deçà du sujet religieux. Bien sûr, le mariage n’est pas une institution ordinaire ; c’est le sacrement divin pour l’amour conjugal, et les robes de mariée se portent plus volontiers à l’église qu’à la mairie, où elles revêtent souvent l’air ridicule de la plupart des liturgies républicaines… Mais « Une Promesse de métamorphose ? » ne prétend pas renvoyer au sacrement : pas de discours sur la mystique biblique de l’alliance conjugale, qui fonde le mariage chrétien, du Cantique des cantiques à L’Apocalypse. Pas de souvenir dans cette cage de :

« la Cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu,
toute belle, comme une jeune mariée parée pour son époux. »

La sculpture à porter de Martine Bartholini renvoie plutôt à la chosification létale de la femme dans le mariage bourgeois, où l’âme importe souvent si peu. « Une Promesse de métamorphose ? » inviterait-elle à penser à nouveaux frais les conditions de l’alliance conjugale, à « donner un sens plus pur aux  » modalités de l’union ? Elle désigne, en tout cas, la morbidité du maintien, dans l’immanence contemporaine, des beaux atours conçus pour des cérémonies originairement transcendantes. Revenues à la matière pure, les somptueuses soieries dissimulent mal ce qui demeure, l’oppression d’une institution dévoyée, parfois bercée d’illusion métaphysique, dans l’esthétisme majestueux d’une robe à porter un seul jour.

Les vers de Racine me reviennent en mémoire en contemplant « Une Promesse de métamorphose ? » :

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?

Aucune promesse concevable pour Phèdre amoureuse d’un beau-fils. Immense accablement de la Reine, épuisée dès son entrée en scène par un amour en vain.

François BONFILS
2 novembre 2015, jour des morts

François BONFILS enseigne la Littérature comparée à l’Université de Toulouse.


Martine Bartholini, Sculptrice

La résistance de la matière
mars 2014
Propos recueillis par Florence Nègre A propos de l’exposition Féminités à l’Espace Croix Baragnon à Toulouse du 22/01 au 15 mars 2014

Florence Nègre : Peux-tu nous parler de ton rapport à la matière ?

Martine Bartholini : Oui. En tant que sculptrice je suis confrontée à la matière, sa résistance. Ces pièces sont la résultante d’un travail à deux : la matière et moi. C’est vraiment un parcours à deux. J'essaie et réussis en partie mais la plupart du temps je dois m'adapter. J'écoute la matière, je la suis.

F.N. : Quelle est l’histoire de Dimanche Après-midi, la pièce en cocon de ver à soie ?

M.B.-S : C’est à l’occasion d’un voyage en Chine que j’ai vu ces cocons. J’ai commandé ce matériau en Chine parce qu’on n’en trouve plus en France et j’ai d’abord été très inhibée par sa beauté. Le matériau se suffisait à lui-même. La seule chose que je pouvais faire c’était plonger les mains dans le carton qui contenait les cocons. Il en  sortait des fils de soie. Pendant six mois, j’ai cherché ce que je pouvais faire avec. Un cocon, c’est quelque chose de doux, de protecteur, dans lequel on peut se lover. Il évoquait le cocooning, art de vivre très à la mode un temps où on arrangeait les intérieurs de façon confortable, pour se protéger chez soi. Pour moi le cocooning est un enfermement. Cela m’a aussi rappelé les chambres d’isolement capitonnées des hôpitaux psychiatriques. C'est devenu un cocon en cocons, une pièce sur l'enfermement que j'ai intitulée Dimanche Après-midi. Il y a quelque chose comme 9600 cocons. Je prends le cocon, une aiguille, du fil, je le perce, il faut faire attention à ne pas abimer la larve qui est dedans et  percer au milieu pour avoir quelque chose de rectiligne. Il faut aussi maitriser la matière. J’ai fait ce geste plus de 9600 fois. Quand je finis une pièce, je ne peux plus me servir de mes  mains. La douleur est présente. La sculpture, met le corps à l'épreuve. Le corps et le temps.

F.N. : Quelle était ta démarche pour Rosace, la pièce faite en boyaux de porc ?

M.B.-S : Mon intention, pour cette pièce, était toute autre. C’est la matière et le lieu qui m’ont dicté la pièce. Je voulais rendre hommage à David Cronenberg pour son film « eXistenZ » où les personnages vivent leur vie à travers un jeu vidéo et où ils sont en permanence reliés à lui par un cordon ombilical. J'ai voulu faire un énorme cordon ombilical en boyaux de porc.

Il faut parler anatomie. Il y a le gros et le petit intestin dans le porc. J’ai essayé de faire la pièce avec le gros intestin du porc qui est épais. J’ai essayé de le gonfler, de mettre du sable dedans, puis de la mousse polyuréthane. J’ai tout essayé ! L'odeur était épouvantable.

Mais la pièce que j’avais l’intention de faire n’a jamais pu sortir. Forte de cet échec j’ai dû faire autre chose.

Il se trouve qu'on m'a proposé  un lieu pour faire une exposition : une chapelle. Là, le lieu de l’œuvre est important. Dans cette chapelle, il y avait une fenêtre mais pas de vitrail. L’idée m’est venue assez vite d’une rosace en boyau de porc.

J'ai utilisé le petit intestin, acheté chez le charcutier dans la saumure mais qu’il faut encore nettoyer parce que l’odeur est épouvantable. C’était doux, mou et très agréable à toucher.

Malgré mon appel à une chimiste, il y a eu beaucoup d’essais. Je n’ai jamais pu rendre étanche le boyau de porc. La membrane reste poreuse, elle se dégonfle. Rosace est devenue Gorgone du fait de la résistance de la matière. Un amoncellement de boyaux, sous une autre forme.

F.N. : Au regard des matières choisies qu’en est-il du dégoût ?

M.B.-S : C’est vrai que j’aime les matières insolites. Dans ce que je donne à voir, il peut y avoir attrait-répulsion. Par exemple pour les boyaux de porc j’occulte complètement ce qu’ils sont. Mon propos n’est pas de travailler sur la tripaille.  Mais de ce que je peux transformer de la matière compte tenu du sens qui arrive grâce à elle. C'est un travail d'expérimentation, de recherches.

F.N. : Et pour Chimère, ta pièce faite en hosties ?

M.B.-S : J’ai deux pièces en couleur, faites en chambre à air de vélo (Idole et Vanitas-Paon II). Ici mes trois pièces sont blanches. Le blanc, la transparence, la translucidité, l’opalescence de même que l’éphémère m’attirent beaucoup. Les hosties s’inscrivent dans la veine de ces  matériaux J’ai éprouvé à nouveau une grande inhibition devant ces hosties parce que le matériau était très beau. C’est un cercle parfait, blanc, peu épais et translucide devant la lumière. Alors comme pour les cocons j’ai mis beaucoup de temps à trouver l’idée. La matière est première pour moi. Le sens vient ensuite, progressivement.

C’est au cours d’un opéra que j’en ai trouvé sa destination. La crucifixion dans la mise en scène m’a donné l’idée de Chimère où j’ai mélangé la sirène médiévale qui a une queue de poisson et la sirène antique qui a un buste de femme et un corps d’oiseau. Chimère est à la dimension de mon corps. Ce sont mes bras qui montent pour former les ailes et la crucifixion.

Pour Chimère, la confrontation à la matière a été redoutable. J’ai fait un support en grillage  recouvert de film alimentaire et posé petit à petit les hosties trempées dans l’eau, une par une. Il y en a plus de 16600. Répétition du même geste. Pour la deuxième couche d'hosties, ça a été ma salive. Je n’ai pas peur de passer beaucoup de temps sur une pièce. Certains de mes travaux sont sensibles au degré d’humidité de l’air. Pour Chimère ça a été terrible, elle a complètement fermenté. Ce fut un choc ! Il a fallu tout casser et recommencer. Ce sont les aléas de la matière.


Féminités

Christiane Terrisse, février 2014
Dans La Lettre Mensuelle n°325

Martine Bartholini, dont vous avez pu admirer les photos de quelques œuvres, dans notre LM n° 3241, expose à la galerie de l’Espace Croix Baragnon à Toulouse, dans le cadre de l’exposition collective Féminités, du 20 janvier au 15 mars 2014
http://www.martinebartholini.com

Une rencontre avec Martine Bartholini, à l’Espace Croix Baragnon, dans le cadre du séminaire Apprendre de l’Artiste, de l’ACF Midi-Pyrénées, aura lieu le jeudi 13 février à 20h30.
http://acfmp.wordpress.com et http://apprendredelartiste.wordpress.com

Devinette enfantine à la manière d’un invetaire à la Prévert.
Question : quel est le point commun entre des boyaux de porc, des cocons de vers à soie et des hosties?
Réponse : les « féminités » selon Martine Bartholini.
L’œil et la main de l’artiste opèrent, par la magie de la vision et la persévérance de la manutention, la transformation de la matière en immatériel, la transmutation du trivial en inclassable, la figuration du féminin en supplément de mystère.

À partir de 225 mètres de boyaux de porc flasques, malodorants ; après trempages, lavages, rinçages répétés, elle insuffle une forme à l’informe, assemble des anneaux et compose une géométrie insolite qu’elle nomme rosace.

Elle extrait, d’énormes cartons, un à un, 8175 cocons de vers à soie, étranges entités oblongues, duveteuses, hermétiquement closes sur l’énigme de leur métamorphose suspendue. Elle les aligne en enfilades, multiplie les séries en rideaux, organise une cellule aux mensurations humaines, capitonne à intervalles réguliers de larves brunes, morbide ponctuation d’une pièce intitulée dimanche après-midi et qui évoque les cells de Louise Bourgeois qui, elle aussi, redoutait l’ennui dominical propice à la « douce abdication du désir » selon la juste formule de Constance Lombard.

Elle jette son dévolu sur la perfection formelle de 16500 hosties faites, selon le code canonique, de froment et d’eau. Elle y ajoute salive, patience, minutieuse manipulation et une quantité non évaluée d’épingles à têtes blanches. Selon le contour de son corps, sur support de film alimentaire et grillage à poules, elle pique trois hosties, étrange trinité verticale, sur une quatrième posée horizontalement, répète à l’infini cette opération afin de réaliser une silhouette de sirène virginale.
Pour les ailes de papillon de chimère, au gabarit des bras de l’artiste, les hosties seront posées en écaille, de l’extérieur vers l’intérieur. « L’opération doit être rapidement menée » comme l’indiquent les livres de cuisine car la pâte sèche vite.

Féminités secrètement encloses dans ces énigmatiques constructions, sous l’égide trompeuse de la transparence de rosace, de la fragilité d’une cellule ouverte dimanche après-midi, de l’étrangeté d’une chimère hybride.
L’ambiguïté des œuvres renvoie au mystère du continent noir freudien, ici interprété en blanc, mais dit-on « ne pas s’y fier ! »
Leur hétérogénéité renvoie au une par une qui selon Lacan caractérise les femmes, impossible de les collectiviser.
Mais le pire est bien le caractère scandaleux, voire blasphématoire, de ces créations qui n’hésitent pas à manipuler tripes et boyaux pour mimer les circonvolutions de vitrail des basiliques, à utiliser, par centaines, d’innocents papillons avortés pour construire une prison, à réduire de « saintes » hosties à servir à la construction d’un monstre, ni femme, ni oiseau, ni poisson.

Ambiguïté, hétérogénéité, scandale, voilà bien le féminin élevé à la puissance du beau par l’opération d’une artiste femme qui n’a pas froid aux yeux et ne recule devant aucun interdit pour faire voir le non représentable.


Chimère, ou la fusion des mythes

Constance Lombard, septembre 2013

Dans la continuité de ses œuvres diaphanes, fragiles, organiques, Martine Bartholini créé Chimère, une sirène, au corps couvert d'hosties en guise d'écailles et de plumes.

Cette œuvre étonne par son ambiguïté : diaphane, fragile, sensuel, ce corps hybride évoque une figure féminine douce et évanescente, rendue quasi-angélique par sa blancheur et sa légèreté. Le matériau -l'hostie- contraste à première vue avec la violence et la duplicité traditionnellement attribuées à cet être mythologique. Dans l’imaginaire antique ou médiéval, qu’elle soit ailée ou pourvue d’une queue de poisson, la sirène incarne en effet la séduction maléfique : attirant les marins par sa lyre, sa flûte ou son chant, elle les condamne à la mort la plus infâme qui soit, la noyade, les privant ainsi de sépulture. L’œuvre de Martine Bartholini fait écho à cette étonnante fusion qu’opère la sirène, entre éros et thanatos, entre l’irrésistible séduction et le naufrage annoncé, dans la lignée des traditions qui lient la féminité et les formes aquatiques aux ténèbres et à la mort (la sirène comme la femme fatale est l’une des principales figures nyctomorphes relevées par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire).

Mais par-delà cette classique ambivalence s’opère une autre fusion : celle de deux mythes, l’antique et le médiéval, le païen et le chrétien. Comme le rappelle Michel Pastoureau dans son Bestiaire du Moyen-âge, les prédicateurs médiévaux utilisaient l’homophonie entre les verbes pêcher et pécher pour condamner les marins et la pêche en mer. Or c’est bien le mot « pêcher » qui trame ici des correspondances entre les deux univers mythologiques qui fondent l’occident : l’hostie (le terme signifie « victime ») renvoie bien entendu à l’eucharistie, le Christ crucifié rachète le péché des hommes, la sirène précipite au contraire les pêcheurs vers la mort. Les deux références s’entremêlent alors de façon particulièrement complexe, subtile et subversive. Mais cette subversion –œuvre d’une artiste femme- n’est pas brutale, elle opère plutôt de façon latente, comme la sirène, par séduction plutôt que par agression, le procédé artistique devenant en quelque sorte une mise en abîme du signifié. La fusion entre le corps de la sirène et celui du Christ qui tous deux s’offrent au pécheur dans un cas pour les perdre, dans l’autre pour les sauver, est en lui-même troublant : il rappelle d’une part, le sous-entendu anthropophage de l’eucharistie où les croyants sont littéralement invités à dévorer le Christ (alors que la sirène dévorera ses victimes), il rapproche d’autre part la forme divine, masculine, désexualisée du Dieu chrétien de la figure païenne, féminine et séductrice de la sirène dont l’équivalent biblique pourrait être Marie-Madeleine avant la rédemption qui offre elle aussi son corps aux pécheurs. Enfin, la trame métallique- double évocation de la couronne d’épine et du filet du pêcheur- ainsi que la position en croix du corps de cette chimère approfondissent encore cette inquiétante fusion des figures.

Cette confusion du bien et du mal, du païen et du divin, de l’érotique et du mystique n’est-elle pas intrinsèquement liée au choix qu’à fait le christianisme en donnant à son Dieu forme humaine ? C’est en tous cas un pari risqué comme le suggère Michel Melot dans son article consacré à l’hostie dans la revue Medium n°23 : « La façon dont un dieu doit se manifester aux hommes, sur terre, est toujours son point faible. Plus encore dans les monothéismes, où le dieu n’est pas de même nature que les hommes. Plus encore dans le christianisme, où Dieu a pris le risque d’emprunter un corps humain historique (…). Les dangers sont multiples, le chemin est étroit. La beauté humaine est une beauté de chair qui conduit l’admirateur vers les gorges de l’érotisme. Il devient scabreux. Il faut éviter la collision entre Dieu et les hommes. Le dogme de la transsubstantiation, en même temps qu’il prend le risque inouï de sacraliser un objet comme le faisaient les idolâtres, met le corps divin à l’abri d’un signe le plus abstrait qui soit, un disque sans épaisseur, sans parfum et sans couleur : l’hostie. »

La provocation de « Chimère » réside certainement dans la ré-incarnation charnelle, à rebours de sa destination initiale, d’un objet qui tend le plus possible vers l’abstraction. La « chimère » est alors tout autant le corps fantasmé de la femme-poisson-oiseau que l’illusoire projet d’une religion qui prêche la désincarnation.


Dimanche après-midi, ou la douce abdication du désir

Constance Lombard, septembre 2013

Dimanche après-midi. Curieuse mise en scène que cette cabine aux dimensions restreintes (195cm de hauteur, 80 cm de largeur, 80 cm de profondeur), étrangement vide, accueillante par la blancheur douce et ouatée de son matériau (plusieurs milliers de cocons de vers à soie délicatement enfilés les uns avec les autres), angoissante par ses dimensions réduites et l’absence de sujet dans son enceinte. Rien d’agressif ni d’accusateur dans cette installation, si ce n’est qu’elle invite indéniablement le spectateur à y pénétrer et à faire ainsi l’expérience troublante d’une confortable claustrophobie. Le malaise s’accroît lorsqu’un parfum morbide se dégage de l’œuvre : dans leurs cocons immaculés et soyeux, les vers sont morts et leur odeur enveloppe le sujet qui s’y est de lui-même plongé. L’invitation à la détente, au relâchement induit par le terme de « cocooning » devient une oppressante sensation d’enfermement d’autant plus inattendue que l’objet ne figure en rien une prison. La solitude diaphane des vers à soie évoque alors imperceptiblement l’enfermement clinique des aliénés dans des cellules pareillement capitonnées. L’innovation introduite par Martine Bartholini consiste à pointer du doigt que cet isolement – sorte d’enfermement euphémisé- est volontaire puisque le spectateur pénètre de son propre grès dans l’espace symboliquement clos. Prendre soin de soi, se dorloter, s’octroyer une bulle de bien-être, telle est à peu près la revendication hédoniste du sujet contemporain soumis aux agressions de la vie urbaine et aux déprimes économiques. Comment ne pas voir dans cette aspiration régressive un renoncement radical à tout « conatus » , à tout désir de persévérer dans l’être– dits en terme spinoziste- ou plus simplement à toute volonté de conquête du monde qui, dans les conceptions modernes de l’individu, semblait guider le développement humain qu’il soit individuel ou collectif. L’œuvre interroge alors cruellement son visiteur (à tous les sens du terme) sur son propre désir : dans un monde désenchanté, où l’homme est à lui-même sa propre fin, où le pluralisme des valeurs dérive insensiblement vers le relativisme, n’y a-t-il pas le risque d’abdiquer toute ambition de transcendance  et de ne viser qu’un bien être individuel de retour à un état pré-embryonnaire ?

Cette absence de nuisance, ce repli sur soi, ce relâchement du désir, voici ce qu’est précisément le « cocooning », étrangement semblable à cet « épuisement général du vouloir vivre » décrit par Nietzsche dans Humain, trop humain, ou encore, une version sécularisée de la « religion narcotique » qui endort la souffrance et immerge la vie dans une tranquillité artificielle « le repos, le silence, la mer étale, la délivrance de soi » (Le Gai savoir aphorisme 370).


Interview de Martine Bartholini-Soueix par Patricia Bosquin-Caroz

Regarder vers le futur
Patricia Bosquin-Caroz, juin 2013
PIPOL news 51. EuroFederation of Psychoanalysis

PB : Qu’est-ce qui t’a amenée à Paris ?

MS : La Cité Internationale des Arts de Paris est un lieu d’artistes et de visibilité. C’est pourquoi j’ai tenté d’y obtenir une résidence. J’ai présenté mon dossier artistique et j’ai été acceptée. Je produis des œuvres, je les montre, mon nom commence à circuler.

Comme je m’étais engagée dans une démarche longue, je n’allais pas m’arrêter là. Être artiste, ce n’est pas aller à l’école, c’est se débrouiller sans, s’autoriser de soimême. A l’école, tu es encadrée. Ici, il n’y a plus personne.

PB : De quelle école parles-tu ?

MS : De l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse. Je m’étais posé la question : qu’est-ce que je peux faire sans mes yeux ? Ce qui peut remplacer l’optique, c’est le tactile. Il fallait que j’aie les yeux au bout des doigts. Le prix à payer a été cher. J’ai passé le concours d’entrée, le jury a été surpris par mon âge (51 ans) et mes diplômes.

PB : Lesquels ?

MS : 3 DESS et 1 DEA. A l’époque, j’étais consultante en management et travaillais dans le milieu de l’entreprise, un milieu d’hommes ; j’étais spécialiste en conduite du changement. Je travaillais à Paris.

PB : Il y a eu un revirement ?

MS : Oui. C’est en 1991 que cette chose est arrivée : dans la minute, un voile est tombé devant mes yeux. J’animais un séminaire, je voyais trouble. La valse des médecins a alors commencé. Une uvéite, maladie auto-immune a été diagnostiquée. Comme on ne pouvait pas me soigner, on m’a bourrée de corticoïdes. J’ai continué à travailler dans le milieu de l’entreprise jusqu’en 2006. Là je me suis arrêtée, je n’y voyais plus assez et l’analyse m’a permis de prendre cette décision. J’ai commencé mon analyse en 1992 et j’ai alors arrêté de courir de spécialistes en spécialistes. J’ai rencontré mon analyste lors d’une réception donnée par l’École de la Cause freudienne. J’ai parlé avec une personne qui connaissait le texte de Sun Tzu -l’art de la guerre-.

C’était justement le titre que je conseillais aux dirigeants d’entreprise dans mes séminaires. C’est ainsi que j’ai choisi mon analyste, sur ce trait-là, l’art de la guerre. Et Sun Tzu a une caractéristique : on peut gagner sans volonté d’anéantir son adversaire, alors que Clausewitz ne vise qu’à l’anéantir. La première question de mon analyste a été : « à quoi tenez-vous ? » je lui ai répondu « à un fil ». Cette question m’a permis ensuite de rebondir. Au fur et à mesure, cela s’est construit. J’avais déjà fait une « tranche » d’analyse de 4 ans en 1980 avec un analyste à Toulouse, mais cela n’a pas duré. En 2000, je me suis présentée à la passe, cela faisait partie de mon analyse. Je voulais rendre compte de quelque chose. Témoigner. C’est après la passe que j’ai pris la décision de repartir à zéro et que je suis entrée à l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Six ans d’études, une pédagogie très dure, des examens...
En art, ce n’est pas le savoir qui aide. Il n’y a rien à quoi s’accrocher, sinon à ce que tu génères toi-même. On n’apprend pas vraiment de technique. C’est en fait assumer ce que tu produis.

PB : Tout à l’heure, dans ton atelier, un tableau coloré a attiré mon regard. Je t’ai demandé de m’expliquer ta technique. Je pensais être devant une peinture et tu m’as surprise : peux-tu expliquer...

MS : Cette image que tu as vue, je l’ai construite avec mes mains. C’est simple, c’est du papier cellophane, de l’encre, un scanner. J’introduis le papier cellophane dans le scanner, je l’ouvre et le ferme sans cesse, je fais entrer la lumière, le scanner fait un balayage et de là sort un tracé lumineux que je mets sous mon télé-agrandisseur qui me permet de lire, et puis je change d’échelle. C’est une expérience de détournement de la technologie.

La plupart du temps, je touche. Passer de la vision au toucher, c’est ce que j’appelle avoir les yeux au bout des doigts. Je fais des gestes de tressage, de nouage. Le choix des matériaux est très important. Je choisis souvent des matériaux simples : du papier journal ou cellophane, des tuyaux de climatisation transparents, des boyaux de porc, des coquilles d’œufs, des chambres à air de vélo, des cocons de vers à soie, bref des matériaux légers. La légèreté est importante : une solide légèreté.
La faiblesse, ce n’est pas l’inverse de la force, c’est autre chose. Avant je passais en force, j’étais un vrai bulldozer. Dans l’art, je suis passée de la verticalité érigée, au sol. J’ai appris à faire avec ce qui me reste.

PB : Comment qualifierais-tu ta démarche artistique ?

MS : Ce que je fais, c’est une mise en forme du fragile, c’est-à-dire « comment on tient ! ».

PB : Que penses-tu du titre Pipol 6 « les femmes se conjuguent au futur » ?

MS : c’est une évidence : les femmes ont toujours su manier plusieurs registres en même temps. Ce n’est pas moderne. Ce qui est moderne, c’est que ça n’a pas progressé. Les femmes se conjuguent au futur, oui, mais le futur n’est pas acquis. Pour moi, le futur c’est continuer à être dans l’action.

PB : Une femme d’action ?

MS : Non, une femme dans l’action !


Idole

mai 2013
Dans La Lettre Mensuelle n°318, mai 2013

En 2008, lors de la précédente crise financière, Damien Hirst mettait en scène une vente aux enchères de ses œuvres dans la célèbre maison de ventes Sotheby’s à Londres.

« Beautiful Inside my head for ever » fut une vente atteignant la somme astronomique de 140 millions d’euros. Le clou de la vente fut le veau d’or : 10 millions de livres sterling pour 10 tonnes de matériel, le veau mort baignait dans le formol, sabots, cornes et disque solaire en or 18 carats.

Idole est une sculpture de Martine Bartholini. Cette installation est spectaculaire mais pour des raisons bien différentes. Elle ne met pas en scène la crise économique… quoique ? L’art de Martine Bartholini n’a pas la dimension industrielle d’un Damien Hirst. Son travail évoque et met en scène l’éphémère. La référence à Rembrandt est explicite mais les matériaux utilisés sont bien de notre époque : chambre à air, peinture industrielle. Autant de matériaux qui jalonnent notre quotidien sans pour autant se montrer.

Gonflée cette sculpture ? Certainement à plus d’un titre.

Martine Bartholini invente et crée avec tous ces petits riens qui nous entourent. Elle est actuellement en résidence à la Cité Internationale des Arts de Paris pour un nouveau projet artistique dont elle pourra vous parler si vous poussez la porte de son studio.

 Idole, chambres à air de vélo et peinture industrielle, 200 cm x180.

 


L'Auftakt de Martine

Nathalie Georges-Lambrichs, mars 2013
Publié dans Lacan quotidien n°300 du 3 mars 2013

J’ai découvert il y a seulement quelques semaines le travail de Martine Bartholini. Je ne parlerai que de ce que j’en ai retenu, qui est récent, encore que Martine B* travaille depuis des années. Aujourd’hui, parce qu’elle désire que la parole se noue à ce qu’elle fait et rencontrer son public, elle sort de sa réserve et elle a raison. Dans le Champ freudien, certes, où cette œuvre est née, cela en vaut tout spécialement la peine ; et comme ce Champ n’a guère de limites sinon toujours traversées, c’est encore plus nécessaire, afin que ceux dont l’art est le métier, corrélé à une éthique au sens du mode de vie, s’en trouvent approchés, du fait d’une démultiplication des chances de rencontres.

Je me demande d’où sont tombées les matières que Martine B* informe et charge d’un silence si spécialement éloquent. J’y entends l’écho d’une voix d’Antonio Porchia : « Ce que je repousse, rejeté de mes mains, tombe à portée de mes mains »[1]. Seules des mains, celles de Martine B* en l’occurrence, ont pu concevoir ces choses sensibles, au demeurant, par leurs volumes et leurs densités, ces objets sujets à des variations inconnues, qui soudain se sont déportés et voilà qu’ils vous bousculent et il n’est plus question de se déprendre ou de leur fausser compagnie : ils existent. Pour vous.

Dans le parcours déjà conséquent que forme la suite des objets recueillis par les mains de Martine B*, il y a la couleur. Celle des totems est si mate, si sombre et solennelle que vous vous en approchez sans méfiance, comme une main se porte vers la peau de pierre ou de bois d’un Bouddha pour participer de son usure infinitésimale au fil des siècles, et soudain, leur peu de poids vous prend au dépourvu, à revers, et c’est tout votre corps qui s’en trouve contaminé, allégé, aussi léger bientôt que Perelà, l’homme de fumée dont Pascal Dusapin a fait, lui, un opéra. Ce sombre, ce noir habillent aussi des écorchés, car ce sont des carcasses de buffles ou de taureaux enchaînés à notre mythologie la plus archaïque, ces masses suspendues, mais là encore, tout à coup vous apercevez la ruse dans les membranes caoutchoutées, gonflées, formant des nœuds de chaînes et des chaînes de nœuds, présents par l’équilibre du souffle enclos, caresse coupée de l’air que vous respirez et qui se raréfie d’autant dans l’orbe sacrée où vous avez pénétré. Celle des parures ecclésiales, blanc de nacre, vous apaiserait si vous ne vous penchiez pour lire, machinalement, le texte qui les accompagne et qui vous fait savoir de quelle pulsation cramoisie, de quelle scène de meurtre quotidien est extrait ce blanc si pur, vulnérable et translucide, tripes de porc veinées comme marbre, doigts de gants tendus qui vous désignent un lieu qui n’est autre que celui-là même où ils se tendent, où leur tension opère la création du lieu qui vous englobe, vous immobilise et mobilise dès lors votre parole, votre hâte à les envelopper à votre tour, et à les partager, eux les impartageables. Un papier de cellophane y répond, resserré autour de vides où la vie s’évoque, de lumière évanouie. Ce sont aussi des verres, des bulles, des boules de lumière imprévisible qu’en passant, distrait, l’on suscite et qui vous inonde et vous rejette dans le sombre.

La matière, elle, grisée et veloutée pour les yeux, peut aussi piquer, marquer ; elle tatouerait si vous ne gardiez vos distances.

Dans ces allées du grand supermarché que chacun de nous, client à ses heures, incarne, c’est enfin l’artiste qui se promène, son corps enveloppé de ces films avec lesquels vous protégez vos viandes pour les réchauffer au micro-onde, dans un caddy. Son visage échappe au traitement, et l’on ne voit plus soudain que le sombre de ses yeux baissés. « Je me suis tant abaissé pour ne pas baisser les yeux que j’ai peur de mes yeux » dit encore Porchia.[2] Et enfin : « La souffrance humaine, endormie, manque de forme. Qu’on la réveille : elle prend la forme de qui la réveille. »[3]

Martine Bartholoni réveille une souffrance très humaine, pour la séparer de ses habitudes d’expression. Elle en apprivoise les excès en les contenant dans des formes voisines des plus anciennes et quotidiennes, en en préservant l’écho à jamais inaudible, qu’elle modèle, c’est manifeste, du creux de ses mains sans cible et qui débordent de tact. Auftakt. « On appelle ainsi en allemand la mesure pour rien que scandent, miment le bras et la baguette du chef d’orchestre, avant de lancer, en un deuxième temps, le concert pour de bon. Il permet de mettre déjà les musiciens en alerte : commencement d’avant le commencement qui conditionne la possibilité et l’effectivité du commencement.[4] »

C’est ce rien qui donne ici la mesure de la succession des œuvres et les articule entre elles, diverses mais prises, pourtant, dans une logique qui nous parle de notre temps.

 

[1]. Antonio Porchia, Voix, trad. Roger Caillois, Glm, 1949, p. 22.

[2]. Ibid., p. 31.

[3]. Ibid.

[4]. Cambon F., « Ce qui ne va pas avec Heidegger », La Cause freudienne n°80.


Hérétique

Christiane Terrisse, septembre 2011
Catalogue de l'expostion AntreAutre

Gonflée! elle est gonflée! c’est le cas de le dire avec ses intestins de porc traités comme de fausses chambres à air, avec ses vraies chambres à air vidées, incisées, incrustées d’oeufs durs, avec ses pelotes d’aluminium entortillées. Et tout ce drôle de matériel installé dans une charmante chapelle gothique en plein centre de la ville rose s’avère pour le moins d’une “inquiétante étrangeté”. Martine Bartholini sculpte, elle fait tenir la matière à sa manière, insistante, dérangeante ; à l’étalon de ses propres limites corporelles et sensorielles, elle se livre à une impressionnante série d’actions répétitives : mesurer, découper, laver, tremper, rincer, courber, plier, enrouler, attacher, inciser, fendre, inclure, disposer, installer… toucher non sans douleur, non sans jouissance.

On ne peut qu’admirer l’efficacité des transformations : les entrailles malodorantes et visqueuses devenues enroulements translucides, rayonnent autour d’un centre en “rosace”, apte à capter la lumière des vitraux de la chapelle; les fines tiges de métal rigide s’enroulent sur elles-mêmes et s’enlacent les unes aux autres pour évoquer la file des “processionaires”, chenilles urticantes ou pèlerins agglutinés; quant aux noires chambres à air raplapla, entassées, incrustées de formes ovoïdes, elles dérangent résolument en incarnant “l’extime”, ce qui est à la fois le plus intime et le plus étranger, on les imagine lovées à l’ombre d’un confessionnal ou cachées entre les pages de "Histoire de l’oeil" de G Bataille.

Ces trois pièces à la limite du blasphème dans ce cadre religieux, heureusement désaffecté, renseignent sur la position de l’artiste, hérétique de la bonne façon, ne reculant pas devant l’inversion ironique du cochon sur les roses, la dénonciation amusée des rampants en tous genres, l’exhibition de fentes obturées. Avec un gain de plaisir, car chaque oeuvre possède sa propre cohérence, son unité esthétique, son rayonnement, sa petite lumière, noire.


Bulle

août 2011
Dans La Lettre Mensuelle, n° 300 de juillet-août 2011

Martine Bartholini

Ana Samardzija Scrivener, juin 2010
Catalogue des diplômés 2010 de l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse, Edition SPECTOR

Le récit silencieux de l’objet-allégorie Ephèmere, composée par Martine Bartholini en 2010, révèle l’obstination, toute de légèreté, des insectes du même nom pour atteindre le coeur incandescent d’une ampoule à l’ancienne : la transgression fantasmagorique de la paroi en verre ayant pour résultat l’extinction de leur vie et de cette lumière tant désirée. Ephémère témoigne avec un humour délicat et mélancolique de la résolution sous forme d’impasse d’une tension essentielle qui anime les recherches artistiques de Martine Bartholini, sculpturales ou plus largement spatiales. La tension est celle entre les forces centrifuges et les forces centripètes, celles qui aspirent au changement, à rayonner vers le dehors, et celles qui cherchent la protection et la plénitude d’un être intérieur impossible. Une résolution plus formelle de cette tension se joue également dans le déplacement progressif de l’accent sculptural entre une exploration de la concentration verticale des premiers travaux de l’artiste vers une extension horizontale des pièces plus récentes. Mais le mouvement centrifuge, le passage vers l’extérieur et la sortie de soi, sont, eux aussi, porteurs d’un deuil sans gravité. Ainsi dans Mues, de 2008, une peau semi-transparente, de cellophane et de colle, une abstraction anatomique qui garde la trace d’une expérience intérieure passée, sans figure identifiable ; une phase du devenir traversée sans nostalgie, mais accueillie et suspendue cependant dans le geste sculptural. Ou encore Bulle, où la force tendre du souffle de l’artiste forme des bulles de verre jusqu’à l’inframince et l’éclatement. L’oeuvre exposée, indissociable de l’expérience de sa production, présente les éclats de verre qui dessinent au sol le périmètre de ce souffle serein dont la trajectoire les a à la fois fait exister et brisés.

« La lumière est une substance ». Cette phrase de James Turrell, souvent citée par Martine Bartholini, nous induit à penser non seulement la lumière mais aussi le souffle, la gravité, l’humidité, voire le temps et la valeur, comme la matière même, l’étoffe de son travail, dont le verre, la cellophane, la colle, les tubes en plastique, le papier, les coquilles d’oeuf sont les matériaux de construction. Un matérialisme de l’intangible et une mise en forme du fragile et de l’inframince caractérisent sa position artistique. Elle questionne avec insistance la valeur du travail par une reprise patiente, répétitive et parfois douloureuse des gestes utilisés dans l’artisanat, l’industrie, les travaux traditionnellement féminins (considérés comme subalternes) et les jeux, pour produire des objets qui à la fois miment la fonctionnalité quotidienne (comme dans arobd ou Welcome) pour mieux se soustraire à toute possibilité d’usage. Mais ce que le travail de l’artiste y incorpore, c’est avant tout le temps, non comme une plus-value, mais comme une survivance irréductible en attente de l’expérience d’un autre pour la réactiver. L’origami Vanitas interroge le plus explicietement la valeur de ces objets de partage que sont les oeuvres d’art. Dérisoire en dernière instance, tout comme notre savoir ou notre avidité, elle semble toutefois excéder sa mesure en termes de prix des matériaux, en termes de temps dépensé (dans la pensée de Martine Bartholini, le temps dépensé ne l’est pas, il est accueilli par ses sculptures), et même en termes de prix symbolique. La valeur est incertaine et de l’ordre de l’événement ; elle surgit à l’endroit où se rencontrent deux affects, deux faibles forces centrufuges : notre attention et le geste de l’artiste qui nous donne à voir.

Depuis 2005, Martine Bartholini souffre d’une grave déficience visuelle. Cette situation a rendu encore plus urgente sa décision de s’engager pleinement dans une pratique artistique. Elle inquiète, d’une manière discrète, l’ensemble de son travail.